Le nombre d’agriculteurs Hauts-Alpins ne cesse de décroître depuis une décennie. En cause, une réalité économique morose et l’inquiétante industrialisation des exploitations. Cependant quelques éleveurs se lancent dans l’agriculture biologique afin de déroger aux méthodes « traditionnelles » plus que jamais menacées. Petit tour d’horizon parmi les agriculteurs des Hautes-Alpes.
C’est une petite ferme à flanc de colline. Dehors, dans le jardin, rien ne traîne. Pas même un pneu crevé, ni un engin agricole oublié dans un coin. Lorsque l’on s’approche de l’habitation qui jouxte une bergerie, on remarque quelques poules éparpillées près des champs de blés. C’est un vieux couple qui ouvre la porte. Lui a grandi ici. Il se souvient encore de la construction de la bâtisse, plus d’un demi-siècle auparavant. « On transportait les pierres qui servaient pour la construction à dos de mule », s’amuse-t-il. Cette petite exploitation, c’est toute sa vie. Une petite centaine de brebis, quelques champs, une petite production de patates : à peine de quoi vivoter. Agriculteur, ce n’est pas un métier facile. Le paysan, 80 ans au compteur et béret troué vissé sur la tête, ne cesse de le déplorer. « Avant on vendait la laine de nos brebis, ça arrondissait les fins de mois. Maintenant avec la concurrence et le reste, pas la peine d’essayer de la refourguer : ça paye même pas le tondeur », s’emporte-t-il, «pourtant on fait de sacrés bons matelas avec la laine. Puis je vends mes bêtes au même prix que dans les années 80. Le coût de la vie, lui, a explosé. Et encore je ne parle pas du boulot : se lever à l’aube le matin, finir à 22H le soir». L’homme confie être à bout et rêver d’une retraite paisible. « Tu parles » sourit sa femme, jusqu’alors restée en retrait « si on te les enlevait, tes brebis, tu crèverais de malheur ».
Des fermes comme celle-ci, il n’en existe plus guère dans les Hautes-Alpes. Le bilan de la chambre d’agriculture est accablant : entre 2000 et 2010 le département a perdu 523 exploitations. « A ce rythme-là », alerte la chambre, « il n’y aura pas plus de deux exploitations par commune en moyenne ». Ces chiffres peuvent s’expliquer par une réalité économique difficile. Thierry est un jeune producteur laitier. Il possède un troupeau d’environ 250 vaches et travaille sur une exploitation familiale, aidé de ses deux parents.
Le jeune homme avoue ne pas compter ses heures de travail. Il commence tous les jours avant cinq heures et termine environ à dix-neuf heures trente. S’il avoue être passionné, son discours a un petit gout d’amertume. « On ne vend pas notre produit à la valeur qu’il devrait avoir« , explique-t-il, « le prix de ce dernier est le même que dans les années 80, environ 300 euros les 1000 litres« . A titre de comparaison, un litre de lait coûte environ un euro quarante dans un supermarché. Thierry vend l’essentiel de sa production au groupe Lactalis (Lactel). Quelle autre alternative a-t-il ? Seule une autre firme assure le ramassage du lait dans sa commune : Candia. Le jeune homme soupçonne d’ailleurs les deux sociétés « d’avoir des accords implicites sur le prix de rachat du lait« . La mainmise de ces deux géants de l’agro-alimentaire sur le lait étouffe les petits producteurs. « Nous ne sommes plus en mesure de discuter, nous ne sommes même plus maîtres de notre produit » se désole Thierry. Le jeune homme sait que son lait part en Italie, avant d’être transformé dans huit ou neuf pays différents. Il avoue n’avoir aucune idée de l’endroit où sa production est ensuite commercialisée.
Quels sont les moyens d’action pour faire changer les choses ? L’agriculteur semble peu optimiste. « Les manifestations, les trucs comme ça, ça m’intéresse. Mais honnêtement, je n’ai pas le temps. Les syndicats font ce qu’ils peuvent, mais leurs voix portent peu. Le gros problème c’est le manque d’informations des consommateurs qui payent le lait à prix d’or, sans savoir à quel prix nous le vendons aux grandes marques. » Depuis peu, un agriculteur vivant dans la commune de Thierry a décidé de transformer sa production, vendant lui-même son lait et fromage. Un moyen d’éviter les intermédiaires. Pour Thierry cette alternative n’est pas envisageable. Ce dernier a, en 2004, contracté un crédit pour remettre sa ferme « aux normes ». Ce crédit, il le rembourse encore aujourd’hui. Pour pouvoir vendre son lait de manière directe, il lui faudrait changer son mode de production et réaliser un gros investissement. « Je n’en ai pas les moyens pour le moment » conclut-il.
Francis, un éleveur de brebis, a lui changé son mode de production par deux fois. En 1999, aidé par la chambre du commerce, il a décidé de passer vers l’agriculture biologique. Une transition dont il est satisfait. Dix ans plus tard, l’arrivée du loup dans nos montagnes l’a contraint à revoir pour la seconde fois son mode d’organisation : une contrainte dont il se serait bien passé.
Né dans une famille d’agriculteurs, Francis n’a jamais imaginé pouvoir exercer un autre métier. Dès 1989 il reprend l’élevage familial et produit des agneaux de manière traditionnelle. En 1995, il est assailli par le doute, sa viande se vend de moins en moins et le jeune homme peine à gagner sa vie. Très vite, il se rend compte que sa façon de travailler se rapproche beaucoup de celle des agriculteurs qui produisent de la viande biologique. Il contacte la Chambre du commerce et saute finalement le pas. « Mes collèges étaient assez dubitatifs » confie Francis. Un pari un peu fou, à l’époque où l’on enseignait aux futurs agriculteurs la production en masse et la modernisation constante des méthodes d’élevage. Pourtant, un pari payant. « Je vends toute ma production à un boucher vivant aux alentours, et il est dans la demande. Je pourrais facilement lui vendre 100 agneaux de plus » explique l’éleveur. Sur ses ventes, il réalise une plus-value de 20%. Pourtant, la plupart des agriculteurs de son village continuent d’exercer de manière traditionnelle. Pour survivre, ils doivent sans cesse augmenter leur cheptel et moderniser leurs équipements. « C’est un cercle vicieux, ils cherchent à produire plus et à se moderniser pour arriver à gagner leur vie. Or cela coûte de l’argent« , constate Francis, « pourtant très peu franchissent le pas et passent à l’agriculture biologique. Sans doute car ils sont encore conditionnés par le système« .
Un matin tout a changé. Ce matin-là, Francis rend une visite routinière à ses bêtes. Arrivé au champ, il constate, stupéfait, que certaines d’entre elles gisent dans un bain de sang. Quelques jours plus tard, les journaux locaux titrent « le loup est de retour dans nos montagnes« . En 2012, L’Etat a relevé 138 attaques et a dédommagé plus de 500 agriculteurs dans les Hautes-Alpes, ce qui en fait l’un des départements les plus touchés par le phénomène. Francis, lui, a vu périr plus de trente bêtes par an. Aujourd’hui, il estime les pertes totales à environ 90 brebis. « Ce fut un choc important dans ma carrière » avoue l’agriculteur. « Un choc psychologique tout d’abord, bien pire qu’un problème financier. Difficile de regarder ses agneaux massacrés« . Il déplore aussi le fait de « ne pas avoir été entendu par les institutions locales« . Bien que dédommagé pour la perte de ses brebis et bénéficiaire d’aides pour acheter filets et chiens de berger (En 2012, 157 000 euros d’aides ont été versées sur l’ensemble du département), aucune solution visant a éradiquer le loup n’a été mise en place. « Nous en sommes presque réduits à devoir agir par nous-même, à trouver des solutions draconiennes, ce qui n’est pas dans nos attributions et que nous ne souhaitons pas faire« . Francis s’est associé à un berger afin de régler le problème du loup. Ensemble, ils ont formé un GAEC – l’équivalent d’une société agricole – et se versent chacun un salaire. Cette solution n’est pas provisoire : « lorsque l’on s’engage, on s’engage pour dix ans« .
Ainsi il existe une multitude de façon d’exercer l’agriculture dans les Hautes-Alpes et chaque éleveur doit faire face aux nombreux problèmes qui se posent aujourd’hui. Qu’il s’agisse de la conjoncture économique, ou de la réintroduction du loup dans nos montagnes, être agriculteur est un métier difficile et éreintant.
Licia Meysenq-Cruz.