Pierre Zarka a été responsable de la jeunesse communiste, député au début des années 80 et directeur du quotidien l’Humanité. S’il est aujourd’hui un des animateurs du mouvement atypique et citoyen qu’est la FASE (et aujourd’hui Ensemble), c’est à partir de la leçon qu’il a su tirer de son histoire personnelle. Rencontre au cœur d’une pensée radicale.
Tu as été directeur du journal quotidien l’Humanité, quel est aujourd’hui ta vision de la presse d’information et cette question peut-elle devenir un enjeu pour les citoyens ?
On ne consomme pas de l’information, on s’approprie des savoirs qui nous semblent utiles pour adapter sa pensée ou son comportement. Etre informé participe de la citoyenneté. N’étant pas philatéliste, le cours des timbres de collection n’est pas pour moi de l’information, c’est un vague murmure. La répétition à satiété qu’il y a du chômage n’est plus de l’information. C’est donc le récepteur qui décide de ce qui est de l’info. Et que tant de personnes désertent la lecture de journaux n’est pas lié à l’audiovisuel ni à Internet comme on le dit parfois : les JT et la lecture de l’info sur Internet à partir des sites d’éditeurs baissent aussi. L’info qui ne sert à rien n’est plus de l’info. La météo est une information : je m’en sers pour savoir comment je dois m’habiller. Quand il s’agit de la société et du monde, l’intérêt de l’information est de ne pas laisser les choses en l’état. Le problème n’est-hélas- plus de savoir s’il y a du chômage mais comment on peut le faire reculer et disparaître. Or tout « informateur »- ce mot est désagréable- ne peut pas vraiment se départir de sa subjectivité. Il n’y a de faits que rapportés et déjà interprétés. (En cela il n’y a de presse que d’opinions). Si on respecte le rôle citoyen de l’information, il ne peut y avoir d’informations qu’en assumant cette subjectivité et donc que contradictoires. Contradictoires par le pluralisme de l’écrit. Contradictoires par la manière dont devrait être présenté l’audiovisuel. Le journalisme ne consiste plus à donner des réponses toutes faites mais à aider à poser les problématiques en présentant les controverses. C’est au citoyen que revient le travail de trier et de choisir.
On ne peut pas participer à une réunion sans entendre les médias vilipendés ou qu’on nous dise « nous ne sommes pas informés ». Pas informés au XXIème siècle ! Et la plupart du temps, la protestation vient de Partis ou de syndicats qui jugent –à juste titre-de ne pas être suffisamment inclus dans l’information. Mais outre que cela peut donner le sentiment qu’ils veulent juste leur part du gâteau, ce serait un progrès certes, mais cela ne changerait pas fondamentalement les rapports entre citoyens et information. Il est sans doute temps de considérer que toute pratique sociale et culturelle est génératrice d’informations. On a vu au moment du référendum sur le TCE en 2005, un afflux d’initiatives sur le net : faits rapportés, analyses, alertes, chansons, gags, caricatures…autant d’éléments qui ont fait de ce combat un creuset d’une information libre, parfois avec ses contradictions, inévitablement. A mon avis c’est en se considérant comme porteurs d’informations et en les faisant circuler par leurs propres moyens, en s’appuyant aussi sur des presses militantes que les citoyens peuvent le mieux en faire un combat matérialisable ayant des effets sur tout le système informatif.
Tu as longtemps été membre du PCF, tu milites aujourd’hui à la FASE. Quel est ta position sur la situation politique du moment et sur les élections à venir ? Pourquoi les citoyens semblent si distant avec la politique institutionnelle ?
Depuis 1968, chaque élection annonce avoir pour enjeux des changements profonds de société. Si au bout de plus de 40 ans, on ne commençait pas à se poser des questions sur le système représentatif, ce serait à désespérer du genre humain. D’ailleurs, je trouve le mot « abstention » très impropre pour décrire un phénomène en cours. Il induit une passivité que je ne retrouve pas en discutant avec des « abstentionnistes » : ils manifestent plutôt le refus de participer à un jeu où les règles sont pipées. On parle beaucoup de l’Allemagne comme d’un modèle et on tait une grande marche de milliers de citoyens qui appelaient à ne pas voter.
Ce phénomène éclaire à mes yeux la situation et les enjeux du moment. Après une campagne prometteuse de la Présidentielle, le désamour rapide d’avec le PS ne fait pas du Front de Gauche le porteur d’une alternative. Il y a même un sentiment d’impuissance et d’usure qui se fait sentir. Ce problème n’est pas que français : on l’a vu en Espagne, en Grèce, au Portugal et d’une certaine manière aux USA si on compare ce qu’a été le mouvement occupied wall street et la vie politique américaine au sens stricte du terme. Il ne suffit pas de dire que les promesses ne sont jamais tenues. Cela c’est déjà une conséquence et non une cause première.
Le système représentatif, qui par définition, repose sur une demande de délégation de confiance et de pouvoir et de ce fait réduit la citoyenneté à désigner ses futurs maîtres est à bout de souffle. Aujourd’hui, (cela mériterait un long développement), l’élévation du niveau des connaissances, le besoin d’autonomie au travail, la rotation rapide des machines conduit le capital à faire en sorte de tirer davantage de profits de l’activité bancaire ou du pillage des fonds publics que de la production. Sa domination ne se règlera pas par quelques aménagements mais par de profondes ruptures avec ses logiques. Cette absence de marge d’adaptation fait que vouloir faire pression sur le PS ne sert à rien. Si l’on part du principe qu’il ne se laissera pas faire, alors un mouvement populaire auto-producteur des solutions est indispensable. Pour penser la société ; pour avoir la puissance d’imposer. Je pense que c’est déjà ce que cherche- pas toujours de manière heureuse- celles et ceux qui perçoivent l’impuissance des règles politiques actuelles. Ils et elles sont à un carrefour : ils perçoivent ce qui ne peut plus continuer. Certain(e)s penchent vers Pepe Grillo en Italie, l’extrême-droite en France ou en Grèce, le nationalisme en Allemagne…mais ils sont tout autant disponibles pour dégager une nouvelle manière de faire. A mes yeux la voie à chercher est dans la résorption de cette espèce de division des tâches qui voudrait que le mouvement social se charge de la protestation ou de l’entraide et les « politiques », du pouvoir. J’y vois personnellement une survivance de l’époque où le capital concédait le droit d’association aux travailleurs mais pas le suffrage universel.
A mes yeux, les élections à venir n’ont aucun sens si on présente un catalogue de mesures à des citoyens réduits au rôle de consommateurs. Elles n’en ont que dans la mesure où elles ont pour objet de commencer à les transformer en force de pouvoirs. J’entends de pouvoir-faire avant que de s’installer dans un espace institutionnel. Les élections ne servent que comme tremplin au mouvement populaire. La perspective, tient moins en une répartition de sièges qu’en affirmation aux yeux de tous d’une dynamique populaire, composite, autonome. Le « vote utile » devient donc celui qui donne aux communs des mortels le plus de pouvoirs réels.
Ton dernier ouvrage « Propriété et expropriations », co-signé avec le sociologue Pierre Cours-Salies, dévoile un Marx autogestionnaire loin de sa caricature étatiste. Les tentatives contemporaines de coopératives et ce qu’on appelle désormais l’économie sociale et solidaire, bien qu’en expansions, ne risquent-elles pas de devenir la cerise sur le gâteau de l’économie libérale. Portent elles une force propulsive ou resteront elles réduites à être les 10 % de bonne conscience du capital ?
Je crois qu’en politique, il y a peu d’éléments « chimiquement purs ». Je veux dire que nombre de tentatives portent une ambivalence ou peuvent représenter un carrefour vers deux destinations opposées. Je vois dans la mise en coopérative une volonté de « faire par soi-même » qui me semble importante. Ce par soi-même induit ni avec la loi du marché, ni par l’étatisation. Mais là commence une nouvelle problématique.
Si la coopérative est réduite au cas par cas, comme une solution d’un petit groupe pour lui-même, elle peut être le fait soit de l’illusion que l’on pourrait contourner le capitalisme par « en-dessous »et finir par continuer de dépendre des marchés en matière d’approvisionnement ou de débouchés, des banques en matière d’investissement et par reproduire des rapports d’exploitation. Elles peuvent aussi être perçues comme chacune se suffisant à elle-même, ramenant l‘autogestion à une petite échelle et on pense alors que l’addition des coopératives suffirait à faire système en faisant l’économie d’affronter la question du pouvoir sur les leviers de l’économie et sur les décisions qui pèsent l’ensemble de la société et l’organisation du monde. C’est d’ailleurs de cette alerte que certains ont tiré abusivement que Marx était étatiste. Parmi eux, je crains qu’il y ait eu la lecture soviétique de Marx. Mais la même aspiration à faire par soi-même peut être un levier subversif formidable. Car il y a en germe la possibilité de chercher une réelle appropriation collective, sans le tamis de l’Etat. Cette quête suppose un sens nouveau de communauté de la part des travailleurs – une conscience de classe- et d’un sentiment d’être capable d’investir un rôle qui jusqu’à présent était réservé aux »puissants ». Et c’est ce potentiel qu’il faut savoir chercher.
Ici il n’y a ni automatisme ni spontanéité. Qu’est-ce qui fait alors la différence entre ces deux possibles diamétralement opposés? La capacité à faire d’une aspiration un mode de vie généralisable, donc d’être capable de transformer une pratique ou une tentative en principe de fonctionnement pour la société. Je prends un exemple : il y a deux manières de définir ce qu’est la Sécu. Soit on considère qu’elle est un accès aux soins pour tous. C’est tout à fait vrai. Mais d’en rester à un rapport de consommateur a eu pour effet de la priver de toute force propulsive sur d’autres domaines. Plus grave, d’en profiter sans en tirer la philosophie qui la sous-tend, l’a rendu vulnérable. Soit on prend en compte que la Sécurité Sociale est construite sur la base d’une idée chère aux communistes : « de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins». Et on se demande pourquoi, il n’y aurait que la Sécu sur ce principe et pas le logement, les transports….Je sais qu’après le cuisant échec des tentatives de mettre en œuvre des théories, -je pense aussi bien au modèle soviétique qu’à toute autre « isme »-, le rejet de l’illusion du « grand soir » peut pousser à nous en tenir à une succession de mesures afin d’éviter les ornières du dogmatisme. Il vaudrait mieux être « concret » et s’en tenir à du pragmatisme. Les mots « théorique » et « philosophique » sont devenus synonymes de hors de la réalité. Mais le pragmatisme fini toujours par nous plier à la mise en conformité.
Si on ne fait pas la révolution en un jour, on ne la fait pas davantage par homéopathie sans inscrire ses actes et ses demandes vers un but. Non pas un but rédigé dans son menu, mais un sens, une orientation à prendre. Il n’y a pas de capacités transformatrices des luttes sans qu’elles contiennent un travail-je dis bien travail- créateur pour penser la société autrement. Sinon le capitalisme a le monopole de prétendre faire société. Et c’est surtout de ce fait que la lutte est inégale. Alors les intéressés sont-ils capables d’un tel travail? Aujourd’hui, il est bien plus compliqué de savoir pour qui voter que de savoir si son travail est utile et à quoi devraient servir les 91 milliards d’Euros versés en dividendes en 2012. Personne n’a besoin de devenir savant, il s’agit de mettre en tas ce que nous sommes et c’est de cette mise en commun d’idées, de confrontations que peut sortir le savoir nécessaire. Je reviens aux coopératives : ce savoir rassembleur n’est pas produit de manière scolastique mais par ce que nous impose d’être confrontés à dégager des solutions. L’intention, la visée-appelons cela comme on voudra- doit faire partie de la lutte quotidienne.