Les résultats des élections européennes, amplifiant la montée du Front national et la défaite de la gauche aux municipales, ont produit un choc dans le pays. Les coordonnées politiques permettaient pourtant d’imaginer ce triste scenario.
Depuis plus de trente ans, les politiques néolibérales ont produit leurs graves méfaits sur les conditions d’existence du plus grand nombre. Elles ont laminé les protections, les solidarités, les liens sociaux mais aussi miné la combativité sociale et politique. Le «TINA » (There is no alternative) scandé par Margaret Thatcher dans les années 1990 a produit ses effets dans les consciences. Le résultat est là : d’alternances en alternances, rien ne change, ou plutôt tout se détériore. La victoire de François Hollande en 2012 n’aura produit qu’un espoir éclair. Et les dégâts d’une gauche au pouvoir menant une politique de droite ont fini de parfaire un tableau dans lequel triomphent l’abstention et l’extrême droite.
La politique de l’actuel gouvernement est le fruit d’une mue, celle du Parti socialiste. Notamment sous l’égide de François Hollande premier secrétaire, le PS s’est transformé en parti démocrate à l’américaine. De résolutions en résolutions de Congrès, depuis les années 1980 et de façon accélérée ces dernières années, ce parti, historiquement de gauche, a validé les thèses libérales et épousé l’ordre existant. Cela ne signifie pas que l’ensemble des militants et sympathisants se reconnaissent dans cette évolution, mais le fait est là : les normes de la compétitivité et les recettes d’ajustement structurel ont pris le pas sur le partage des richesses et l’extension des droits. C’est ainsi que les solutions gouvernementales se moulent dans le projet de l’Union européenne et sa « concurrence libre et non faussée ». À la direction du PS comme au gouvernement, la règle des 3% de déficit se fait règle d’or. Le Cice et le Pacte de responsabilité ne sont que la pointe émergée d’une orientation générale faisant la part belle aux grandes entreprises, à la finance. Même les mots des socialistes ne sont plus ceux de la gauche. Lors de son discours inaugural à l’Assemblée nationale, Manuel Valls s’est révélé toujours plus loin des envolées de circonstance contre la finance de François Hollande au Bourget. Le nouveau Premier ministre n’a rien dit du coût du capital mais martelé : « le coût du travail doit baisser ». Le Medef peut se frotter les mains avec 30 milliards d’allègement de cotisations d’ici 2016 et une promesse d’assouplissement du code du travail. Le Pacte de responsabilité fait office de mesure phare pour lutter contre le chômage de masse. Pour quelles contreparties ? « Aux employeurs de tenir leurs engagements », répond Manuel Valls, défenseur acharné du dialogue social qui, dans un contexte de rapports de force détériorés, joue contre la majorité des salariés. Surtout quand le même gouvernement annonce, par la voix de François Rebsamen, une diminution des droits des salariés dans l’entreprise. Rien ne nous aura été épargné. Et, pendant ce temps-là, le chômage augmente, les salaires baissent, les valeurs républicaines résonnent dans le vide. On ne compte plus les « s » au mot crise.
Cette situation produit son lot de désespérance et de désorientation politique. Une gauche au pouvoir menant une politique proche de celle de Nicolas Sarkozy, à l’exception près de l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, emporte toute la gauche dans le désastre. L’hégémonie culturelle travaille à droite. Le gouvernement estime que si les résultats électoraux virent à droite, c’est qu’il n’y a pas de demande de gauche. Il ne voit pas que les millions d’électeurs qui ont porté Hollande au pouvoir attendaient une autre politique, de gauche. Il ne comprend pas que ses mesures et ses discours de droite contribuent à pousser le curseur idéologique et politique vers la droite. La lecture des deux derniers scrutins amène la direction du PS et le gouvernement à aller « plus vite, plus fort », c’est-à-dire à accélérer le projet néolibéral. Une partie importante de la gauche sait l’impasse mortelle que constitue cette voie.
Pour autant, à la gauche du PS, l’alternative ne se cristallise pas, pour l’instant. Le Front de gauche sort de la séquence électorale affaibli : emporté par la double crise de la gauche et de la politique instituée, il ne progresse pas. C’est le Front national qui tire les marrons du feu. Avec des médias complaisants et une partie de la gauche avançant sur les terres de la droite, le FN a réussi à imposer ses thèmes xénophobes, réactionnaires, sécuritaires. Sa banalisation, son profil de rejet du système en place, son projet de retour à l’ordre qui résonne dans une société en crises multiples, tentée pour une part par le repli, son explication simple de tous les maux par l’immigré coupable, le musulman responsable, produisent un cocktail porteur dans ces temps troublés. Le combattre sur le terrain moral n’est plus opérant. Il nous faut à la fois expliquer la réalité de son programme, à mille lieux des besoins populaires et des aspirations à davantage de démocratie, et bâtir une alternative émancipatrice. Le temps presse. La gauche est au pied du mur : elle doit oser ou reculer, se refonder ou périr, renouer avec le tranchant de ses valeurs ou se perdre dans le moule néolibéral.
Le Front de gauche a une responsabilité historique. Sa colonne vertébrale contre le néolibéralisme, son pluralisme de cultures politiques, son succès récent à la présidentielle lui confèrent des atouts pour refonder une gauche de transformation sociale et écologique. Avec toutes celles et ceux qui, au PS, à EÉLV, au NPA, à Nouvelle Donne, dans le mouvement social, culturel et intellectuel, tiennent aux valeurs d’égalité et de liberté, au partage des richesses et des pouvoirs, à l’émancipation humaine, à la préservation de l’écosystème, à la quête de démocratie véritable, le Front de gauche peut frayer le chemin d’une gauche à vocation majoritaire. À condition que chacune et chacun, dans et en dehors du Front de Gauche, prenne ses responsabilités. À condition de mesurer l’effort de refondation et de renouvellement à produire pour être au niveau de l’électrochoc produit par les résultats électoraux et des aspirations contemporaines. À condition, finalement, de ne pas persévérer dans son être mais de se mettre au travail, avec d’autres, pour inventer.
Clémentine Autain. Publié dans le bulletin d’Ensemble du mois de juin.