«  Aujourd’hui, l’accès à la parole raciste est facilité  »

Entretien, par Jérôme Latta| 7 août 2014 (pour Regards)

« Aujourd'hui, l'accès à la parole raciste est facilité (...)

La France devient-elle plus raciste ? Pour le chercheur Vincent Tiberj, chargé de recherches au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof) et concepteur d’un indice de tolérance mesurant l’expression du racisme dans l’Hexagone, la situation se dégrade depuis deux ans.

Regards. Peut-on mesurer le racisme sachant qu’il n’est pas aisé de le définir préalablement ?

Vincent Tiberj. Si vous posez une question directe, du type «  Est-ce que vous êtes raciste, un peu, beaucoup ou pas du tout ?  », ce n’est pas efficace. D’abord parce que les gens sont de très mauvais juges de ce qu’ils pensent eux-mêmes, et surtout parce qu’il y a des effets de désirabilité sociale très forts sur ce type de question  : certains vont mentir ou éluder.

Comment, alors, est construit votre « indice longitudinal de tolérance » ?

Il est réalisé à partir de l’enquête de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) réalisée depuis 1990, ce qui permet une lecture dans le temps, et il repose sur une soixantaine de questions. Nous demandons aux interrogés de se situer par rapport à différents préjugés, par exemple s’ils estiment qu’il y a trop d’immigrés en France – une question classique, posée depuis les années 1980. Mais une réponse positive n’est pas forcément le signe d’un racisme  : la personne peut estimer que cela pose des problèmes d’intégration et que ce n’est pas bon pour les immigrés eux-mêmes. En revanche, plusieurs réponses concordantes (les juifs ont trop de pouvoir en France, l’immigration n’est pas une source d’enrichissement culturel, je suis contre le droit de vote des étrangers…) deviennent significatives. Ce qui nous importe, c’est de multiplier les instruments de mesure.

« Il y a une inégalité des communautés devant leur capacité à se défendre »

Comment peut-on distinguer entre une pensée intrinsèquement raciste, postulant par exemple l’inégalité des races, et l’expression d’une opinion raciste qui peut être transgressive ou provocatrice ?

Cela n’est pas forcément le rôle du sociologue. C’est la société elle-même qui définit ce qui est transgressif, ce qui est interdit. Dans les années 1960, parler de races humaines ne constituait pas encore une transgression. L’indignation et les qualifications de racisme tiennent aussi à un moment social.

On a justement le sentiment d’une libération de la parole raciste…

Je dirais surtout qu’aujourd’hui, l’accès à la parole raciste est facilité. Le racisme biologique, selon lequel il existe des races humaines et qu’en plus elles sont hiérarchisées, reste marginal. Dans les enquêtes de la CNCDH, il concernait moins d’une personne sur dix – ce qui n’empêche qu’une personne sur dix à l’échelle de la population française, cela correspond à plusieurs millions d’individus. Mais auparavant, cette parole raciste restait cantonnée à un milieu, alors qu’avec Internet – les blogs, Facebook, Twitter… –, elle est immédiatement accessible.

On parle souvent des réseaux sociaux comme un territoire de permissivité, mais la présence de thématiques xénophobes dans les grands médias et dans le discours des élus n’a-t-elle pas aussi une influence ?

Soyons clairs  : il y a une inégalité des communautés devant leur capacité à se défendre. La communauté juive a les instruments pour y parvenir, alors que la communauté rom, par exemple, n’a pas de porte-parole et d’organisation pour la défendre. À l’inverse, on voit que les musulmans ont mis en place un certain nombre d’associations, comme le Collectif contre l’Islamophobie en France (CCIF). Aujourd’hui, une partie du problème réside dans le fait que certaines communautés ne sont pas défendues quand d’autres le sont. C’est un véritable enjeu. Par ailleurs, on assiste à la légitimation de certains discours, en particulier autour de l’islam. On ne va pas dire que c’est l’islam en tant que tel qui pose problème, mais que c’est la burqa, l’inégalité entre les hommes et les femmes, le fait que certains musulmans ne veulent pas de sapin à Noël, etc. Ainsi, on n’utilise pas le fantasme d’une invasion ou d’une trop grande différence, comme c’était le cas dans les années 1990, mais un cadrage par les valeurs de la République.

C’est cette évolution qui s’exprime dans les débats autour de la laïcité ?

Elle est particulièrement manifeste dans l’utilisation, par la droite et l’extrême droite, de cette notion. Dans les années 1990, la laïcité était une valeur de gauche – c’est ce qu’ont montré les travaux de Guy Michelat et Martine Barthélémy. La droite y était moins attachée parce qu’à l’époque la laïcité marquait encore l’opposition au catholicisme. Cela a changé  : on se retrouve avec des niveaux de soutien similaire à gauche et à droite. Les politiques et les électeurs ne mettent pas la même chose dans la notion de laïcité. À gauche, les déterminants du soutien à la laïcité sont l’ouverture à l’immigration d’un côté, l’éloignement de la sphère catholique de l’autre. C’est exactement l’inverse à droite  : plus vous êtes intégré à la sphère catholique et plus vous êtes opposé à l’immigration, plus vous êtes laïc. Derrière le même terme, il y a deux conceptions antagonistes de la laïcité  : areligieuse à gauche, de rejet et anti-islam à droite.

« En deux ans, environ un Français sur dix est passé du camp tolérant au camp intolérant »

L’islamophobie ne procède-t-elle pas, parfois, d’un amalgame qui rend le débat encore plus confus en assimilant la critique des religions, et donc de l’islam, à un racisme ?

Oui, c’est la grande spécificité des rapports à l’islam. On retrouve derrière le rejet de certaines pratiques religieuses musulmanes des personnes racistes et d’autres qui ne le sont pas. Et certains jouent de cette ambiguïté.

Assiste-t-on à une sorte de fractionnement des préjugés au sein des différentes communautés ?

Le racisme intercommunautaire existe. Ce n’est pas parce qu’on est « racisé » soi-même que l’on n’est pas raciste. Mais il est plus difficile de l’établir au travers des enquêtes, notamment parce que les échantillons de population à constituer ont un coût beaucoup plus élevé. On en a donc une connaissance plus fragmentaire. En 2005, avec mon confrère Sylvain Brouard, nous avions mené une enquête qui identifiait un plus fort taux d’antisémitisme chez les Français d’origine maghrébine, avec des marqueurs permettant de supposer l’antisémitisme chez 33 % d’entre eux, contre 15 % dans l’ensemble de la population. Mais un tiers de 5 % de la population française, ce n’est jamais qu’une infime minorité de la population des antisémites en France.

Vous avez évoqué une résurgence du racisme depuis deux ans. Peut-on diagnostiquer une évolution profonde sur une durée aussi courte, ou bien peut-il ne s’agir que d’un épiphénomène ?

Le contexte joue nécessairement un rôle  : la crise économique, le Printemps arabe, les débats sur l’immigration… et surtout la légitimation politique de ces débats, à quoi s’ajoute un autre facteur  : sous un gouvernement de gauche, les préjugés augmentent, alors que sous un gouvernement de droite, c’est la tolérance qui augmente. Il y a donc une dimension conjoncturelle. Mais elle indique surtout que le racisme et les préjugés résident en chacun de nous  : l’indice montre qu’en deux ans, environ un Français sur dix est passé du camp tolérant au camp intolérant, ce qui est considérable. Ce n’est pas uniquement une question de formation au cours des années de genèse de socialisation, à l’école, etc. Nos dispositions à la tolérance et à l’intolérance l’emportent les unes sur les autres en fonction du contexte. C’est un combat au quotidien, un véritable combat politique. Ce qui domine dans le débat public va avoir des conséquences. L’exposition récente des Tziganes fait remonter l’intolérance à leur égard, et de la même façon, les expressions d’un racisme biologique à l’encontre de Christiane Taubira peuvent faire remonter le racisme biologique. La lutte antiraciste est une lutte de tous les instants.

Entretien initialement paru dans le e-mensuel de février 2014.

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