Longtemps responsable national du Parti communiste français (PCF), Bernard Calabuig publie ces jours-ci Un itinéraire communiste, aux éditions Syllepse. À partir des enseignements qu’il tire de son parcours et de son expérience, il propose des pistes pour un nouveau communisme.
Aujourd’hui membre d’Ensemble, composante du Front de gauche, tu as longtemps été un responsable national du PCF. Pourquoi ce livre, qui mêle le récit de ton itinéraire et l’analyse des échecs du communisme politique incarné par ce parti ?
Ce livre n’est pas une rupture avec le communisme, et je ne récuse pas le mot qui, au contraire, est à mon sens irremplaçable. Pas plus qu’il ne s’agit d’une rupture avec les hommes et les femmes qui composent le Parti communiste, auxquels je conserve la plus grande estime et pour certains beaucoup d’affection. La rupture que j’appelle de mes vœux concerne une façon de faire la révolution, tant dans la forme que dans les objectifs, et dans le mode d’organisation qui s’y apparente. Je me suis interrogé sur ma propre implication dans la politique du PCF du milieu des années 1970 jusqu’en 2010, comme militant et aussi comme dirigeant national du Mouvement de la jeunesse communiste et plus tard du Parti communiste. Je ne me dédouane pas, j’ai contribué à de bonnes décisions et à de moins bonnes. J’ai vu au fil des années ce Parti perdre son influence nationale, ses militants.
L’absence d’analyses de fond après chaque échec a conduit à de nombreuses occasions manquées. J’en suis venu progressivement à me situer dans la perspective d’un renouveau de l’action communiste que j’ai essayé, avec d’énormes difficultés, de faire vivre à l’intérieur du PCF à partir de l’élection présidentielle de 2002. Jusqu’à ce que, avec mes amis Unitaires et Refondateurs, nous décidions face à l’immobilisme de l’appareil dirigeant notre départ groupé en avril 2010. Ce départ n’est pas un renoncement, je continue le combat politique avec l’Association des communistes unitaires, Ensemble et le Front de gauche. Je conserve au plus profond de moi le désir intact de me battre pour un monde meilleur. Avec la ferme conviction que la société de demain sera ce que nous en ferons aujourd’hui.
Pour paraphraser Marx, je dirai que celle-ci est grosse de changement. Elle va mal, mais elle ne peut rester en l’état. Elle accouchera du meilleur ou du pire. Entre les deux termes, il y a l’espace de la liberté, celle de l’intervention humaine créative, susceptible de promouvoir une direction, de donner corps à une utopie concrète pour répondre aux défis de notre époque. Novation, création doivent devenir les maîtres mots de l’action politique : j’ai la conviction que rien de neuf ne peut naître si les forces se réclamant de la transformation révolutionnaire de la société ne revisitent pas le passé. S’abstenir de ce regard critique, c’est prendre le risque de retomber dans les ornières qui ont conduit aux faillites politiques du siècle dernier. Gardons-nous pour cela de tout jeter. Conservons le meilleur de l’héritage légué par le mouvement ouvrier et produisons de nouveaux matériaux, pour donner naissance à de nouvelles théories, à de nouveaux projets émancipateurs portés par de nouvelles pratiques.
C’est en me projetant vers l’avenir, avec de bonnes raisons de continuer à espérer, que j’ai tenté un regard critique sur trente-sept ans de militantisme communiste au sein du PCF. Avec l’ambition de tracer quelques sillons susceptibles de contribuer modestement à la fondation d’une pensée alter-communiste.
Quel est ton regard sur la période du Programme commun et quelles conséquences en tirer pour le présent ?
Le Programme commun, qui avait suscité un grand élan et beaucoup d’enthousiasme, a fonctionné comme un piège pour le PCF. Il était adossé à une stratégie politique conçue à partir d’une analyse erronée de la situation, et dominée par une pratique fortement délégataire. Le PCF avait consacré toute son énergie à son élaboration dès 1962, à l’issue de la guerre d’Algérie. Dans cette période il y avait un débat sur la nature de classe du gaullisme, le Parti communiste y voyait une menace militaire, et l’installation du pouvoir personnel accréditait cette thèse. Pour faire face à ce danger, le PCF puisait dans les expériences positives de son histoire, le Front populaire, l’union des forces de gauche. Il voulait prendre l’initiative d’un nouveau Front populaire. Cependant, la France des années 60 n’était pas celle des années 30. Le Parti ne comprenait pas les mutations profondes de la société de la fin des années 1950, il s’en déconnectait progressivement. Il prenait du retard pour percevoir les effets pervers de la Ve République, notamment dans sa tendance à bipolariser la vie politique. De fait, lorsque la société appelle de grands changements, comme ce fut le cas avec le mouvement de 68, il n’a plus les réponses adaptées. Et il regarde avec défiance et frilosité les nouveaux mouvements sociaux, notamment le féminisme et l’écologie.
Néanmoins, le Programme commun correspondait à un élan unitaire. Cette exigence d’union était portée très fortement dans la classe ouvrière. Elle primait sur tout, y compris sur les contenus politiques. Lorsqu’il est signé en juin 1972, nous étions persuadés qu’un boulevard s’ouvrait. Il fallait à présent que la gauche l’emporte aux élections et le changement verrait le jour. Dans les faits, le mouvement qui se développe autour du Programme commun était à la fois très puissant et très délégataire : il s’en remettait aux instances dirigeantes des partis. Il était aussi contradictoire : le Programme commun était une réponse à l’aspiration, voire à l’exigence de se débarrasser des pouvoirs de droite issus de la Ve République, mais l’étatisme dont il était porteur entrait en friction avec l’aspiration autogestionnaire montante. L’acceptation par le Parti socialiste du Programme commun donnait le sentiment qu’il avait changé de nature et que la différence entre le PCF et le PS s’estompait. Les thèses révolutionnaires pourtant prépondérantes au départ se sont alors diluées progressivement dans le rassemblement.
Il faut tirer toutes les leçons de cette expérience, comme de celle du soviétisme. Il n’y a pas de changement possible si le peuple n’est pas auteur et acteur des transformations. S’il ne s’approprie pas la politique, s’il n’investit pas le champ de la coproduction d’idées neuves, s’il ne s’assure pas de la maîtrise de leurs applications. Aujourd’hui plus encore qu’hier, toutes les constructions politiques de sommets reléguant les citoyens à un rôle de soutien, voire de fantassins sont vouées à l’échec. N’y a t-il pas un peu de cela dans la crise actuelle du Front de gauche ?
Depuis de nombreuses années, le PCF est dans une forme de survie : d’un côté, il ne meurt pas, contrairement à ce qu’annoncent régulièrement les grands médias ; de l’autre, il ne pèse plus dans la société. Sa culture profonde et « l’esprit de parti » semblent avoir sans cesse empêché l’éclosion d’un nouveau communisme. N’était-ce pas couru d’avance du fait de sa matrice originelle ?
Le Parti communiste a encore un nombre de militants importants, expérimentés et cultivés, une implantation locale non négligeable, malgré les pertes successives, particulièrement lors des dernières municipales. Il ne retrouvera plus son influence d’antan, mais il peut continuer à vivre encore longtemps. Le communisme français, qui ne se limite pas au PCF mais qui s’est largement incarné dans ce parti, est une riche histoire qui a contribué à façonner la société française tout au long du XXe siècle. L’idée communiste a mobilisé des millions de personnes dans le monde. Elle a suscité une des plus grandes espérances de l’histoire humaine, son échec constitue une tragédie incommensurable. Une telle force ne disparait pas du jour au lendemain. Seuls les historiens avec du recul pourront peut-être dire s’il était possible que le PCF réussisse à se métamorphoser : des bifurcations suffisantes étaient-elles possibles après le rapport Khrouchtchev en 1956, après mai 68, après l’échec du Programme commun, après l’effondrement du soviétisme, après l’échec de la mutation de la fin des années 1990, après le désastre de la candidature de Marie George Buffet en 2007… ? Notons qu’aucun parti issu de la Révolution d’octobre n’a réussi une mutation révolutionnaire : soit ils n’ont pas bougé et ont disparu, soit ils ont renoncé à la transformation de la société, jusqu’à adopter les thèses libérales.
Dans le parti français, ça fonctionne au moral, il y aura toujours un dirigeant pour expliquer que « ça va mieux », que « nous avons bien résisté ». Les déboires électoraux n’ont jamais été reliés aux choix politiques. Lorsqu’ils n’étaient pas minimisés, la faute en revenait aux médias bourgeois, au PS et à Mitterrand dans les années 80, ou encore aux militants qui négligeaient la vie des cellules, aux cadres intermédiaires qui n’aidaient pas suffisamment la base à s’approprier les travaux des congrès. Et puis effectivement, il y avait « l’esprit de Parti », la théorie de la forteresse assiégée, elle ne devait pas tomber, et il était alors inconcevable de laisser un ennemi à l’intérieur. C’est ainsi que ces trente dernières années, les désaccords internes se sont transformés en dissidence, et celle-ci en « guerre civile ». Et que peu à peu le parti s’est vidé de ses forces vives.
À l’évidence, le poids de la matrice originelle a bloqué toutes réflexions novatrices sur la nécessité de faire vivre un communisme de nouvelle génération. J’explique dans le livre ce que j’entends par le terme de matrice originelle. Le PCF est issu d’une double filiation, française et soviétique. Française car l’histoire du communisme remonte loin. Son origine est antérieure à la naissance de la Ligue des communistes et du Manifeste de 1848. Dans le même temps, il a été une section de l’Internationale communiste. Ces deux identités, française et soviétique, ne se conjuguent pas ; en permanence, elles se superposent. L’une, celle qui découle de la IIIe Internationale est plus prégnante que l’autre, elle est l’acte de naissance du PCF, son ADN, impossible alors de s’en extirper. Il faut beaucoup de temps pour s’extraire d’une culture, les résolutions de congrès, même les meilleures, n’y suffisent pas.
Selon toi, le PCF n’a jamais vraiment travaillé sur le communisme. Pourquoi faut-il, contre la résignation qui semble aujourd’hui idéologiquement dominer, produire du communisme ?
Quel militant de ma génération n’a jamais été confronté dans les années 1970, lorsque le Parti socialiste engagé sur le Programme commun, paré de toutes les vertus de gauche, revenait sur le devant de la scène, à cette ambiguïté dans des discussions avec des personnes moins averties : « Vous êtes communiste, et pourquoi appelez-vous la société que vous voulez le socialisme » ? Question imparable. La réalité est que le PCF n’a jamais travaillé la question du communisme. Dans notre histoire, nous n’utilisions pas le mot communisme comme le « mouvement réel qui abolit l’ordre actuel des choses » (dans un mouvement sans cesse renouvelé), nous le considérions comme une fin de l’histoire, un idéal lointain sur lequel la réalité devait se régler. De ce point de vue, Fukuyama n’est pas le seul théoricien de la « fin de l’histoire » : n’a-t-on pas appris à des générations de militants du PCF que le communisme était la société idéale, donc en quelque sorte la fin de l’histoire ?
Le rêve du communisme ainsi conçu devenant vite inaccessible, il devient évident qu’une étape transitoire s’impose : le « socialisme ». Et ce socialisme ne pouvait être imaginé pour l’ensemble du mouvement communiste autrement qu’en adhérant aux principes sur lequel il se construisait en Union soviétique. Cependant, c’est parce que nous savions au fond de nous que tout cela ne pouvait être adapté à notre pays que le PCF n’a jamais fait du communisme l’objet principal de son combat. La contrainte des événements l’a toujours conduit à se donner d’autres objectifs, à se fixer à son tour des étapes pour parvenir au socialisme : le Front populaire, le Programme du Conseil National de la Résistance, ou encore le Programme commun, considéré comme une « démocratie avancée pour une France socialiste ».
Pourtant, à ma connaissance, Marx n’a jamais écrit sur le socialisme. Il parle du communisme en faisant la distinction dans sa Critique du programme de Gotha entre la phase inférieure et phase supérieure de la société communiste. Lénine reprend les mêmes termes dans L’État et la Révolution. Il est d’ailleurs significatif que le PCF n’a quasiment pas utilisé le mot « communisme » dans une résolution de congrès avant 1994. Et cette remarque me semble valoir pour tout le mouvement communiste international. Depuis, en France, cette question est inscrite dans tous les congrès du PCF sous forme interrogative qui en dit long sur le désarroi : « Qu’est-ce que le communisme ? ».
Je suis convaincu que le monde a un besoin urgent de communisme. J’intitule un des chapitres de mon livre Communisme ou barbarie. Nous vivons une période où deux chemins pour l’avenir du monde s’affrontent : celui du règne absolu des marchés financiers, de l’argent roi, ou celui de la mise en commun, des solidarités, des coopérations, du codéveloppement de la planète. Il n’y a pas de place pour une troisième voie. Libération ou régression, tel est l’enjeu de notre époque. Le XXIe siècle permettra-t-il d’atteindre un plus haut degré de civilisation humaine ou marquera-t-il la pire des régressions, celle de la mise en concurrence de tout et de tous ? Alors, il est plus que temps de faire vivre un nouveau communisme, qui porte au quotidien la lutte contre toutes les dominations et les discriminations. Non pas un communisme étatisé et simple redistributeur des richesses, mais un communisme de l’émancipation qui doit conduire ceux qui s’en réclament à retravailler des questions essentielles comme le dépassement du salariat ou le dépérissement progressif de l’État, comme s’y est engagé depuis plus d’un an l’Association des communistes unitaires avec son séminaire Communisme. Un communisme où les solidarités se construisent par la création, le développement et la démocratisation des services publics et leurs gratuités, par l’éducation, par la culture de paix et la prospérité, par le développement économique soucieux des hommes et de la nature.
Tout cela est-il bien réaliste ? Ce n’est pas réaliste si on s’en tient aux possibilités offertes par le capitalisme, qui ne nous promet que du sang et des larmes. C’est réaliste et nécessaire si l’on ne s’accommode pas de l’injustice et de l’inégalité. Et c’est autrement plus enthousiasmant que la « gestion réaliste » qui ne transforme rien. Le parti pris de la révolution, ce n’est pas un syndicalisme plus ou moins amélioré, c’est l’action pour la transformation révolutionnaire de la société, méditons cette phrase de Karl Marx : « Je ne veux pas un peu plus d’égalité entre les classes, je veux l’abolition des classes . »
Errements stratégiques du PCF, conception traditionnelle de l’action politique du PG, difficulté à produire de la novation… le Front de gauche ne parvient pas jusqu’à présent à aller de l’avant. Quel avenir pour la gauche de transformation sociale et écologique ?
Le Front de gauche reste à ce jour la seule lueur d’espoir. Son avenir dans le paysage politique tient d’abord à la détermination de ses composantes à rester ensemble et à agir de concert en dehors des périodes électorales. Il doit de façon très claire affirmer une ambition, celle de devenir la force à vocation majoritaire qui contribue à recomposer une gauche haute en couleur. Si les forces qui le composent sont dans cette perspective, il doit devenir l’artisan d’un large rassemblement ayant pour objectif d’inclure aussi les électeurs socialistes. Ce qui exclut toutes compromissions avec le PS. Le Front de gauche doit ouvrir en grand les portes à la citoyenneté. Aux côtés des organisations politiques, les citoyens doivent en constituer le deuxième pilier. Le Front de gauche ne doit pas chercher à se constituer en parti mais en espace fédératif de forces et de citoyens. Sa force réside dans sa capacité à mêler citoyens et mouvements sociaux en son sein, ce qui suppose d’inventer de nouvelles formes de participation, destinées à favoriser la mise en mouvement des individus : l’outil au service des hommes et des femmes qui s’en emparent, et jamais le contraire. Reste la question de savoir si le PCF et le PG ont la volonté politique d’aller dans ce sens. Le Front de gauche tel qu’il s’est développé était-il et est-il une tactique électorale ou une construction stratégique de long terme ? La question mérite d’être posée. Jusqu’à présent, il est resté à l’état de cartel, phagocyté par les partis dominants. L’unité a produit quelques effets notamment à l’élection présidentielle, mais que reste-t-il aujourd’hui de cet élan, des quatre millions d’électeurs qui se sont reconnus dans la dynamique citoyenne « L’Humain d’abord » ?
Pour vivre, le Front de gauche doit donner naissance à un rassemblement de type nouveau, il doit porter une nouvelle façon de faire la politique. Et aussi de rendre plus visible sa volonté de transformation profonde de la société. Le capitalisme n’est pas amendable. Cette crise est la sienne, elle prend sa source dans le processus d’accumulation et de suraccumulation du Capital. Cette crise est globale : écologique, énergétique, politique, institutionnelle, démocratique. Ce qui ne signifie nullement qu’elle serait naturellement l’antichambre de je ne sais quel socialisme. Le capitalisme apportera des réponses conjoncturelle à sa crise, comme il l’a toujours fait, mais il est dans l’incapacité de dessiner l’issue véritable qui ne peut-être que de nature anticapitaliste. Cette analyse devrait inciter le Front de gauche à rendre plus visible sa volonté de basculer vers autre chose. Voilà quel est l’espace politique pour une force de transformation sociale et écologique. Cela nécessite de prendre toute la mesure de la réalité de la situation, avec ses lourds handicaps qui peuvent conduire à la résignation ou aux impasses populistes, mais aussi avec ses riches potentialités subversives.
Entretien réalisé par Gilles Alfonsi, 12 septembre 2014. Publié sur le site de Cerises.
Un itinéraire communiste, Bernard Calabuig, préface de Serge Wolikow, Éditions Syllepse (collection Des paroles en actes), 141 p., 10 €