Réflexions sur le retour du concept de « Mode de Production »(MdP). par Jean-Paul Leroux

Première partie

Le « Mode de Production » est un concept central de la pensée de K.Marx mis à l’honneur au sein du mouvement communiste international. Il semblait avoir disparu des discussions. Était-ce dû à un recul manifeste du « marxisme », de la déconfiture des partis communismes, du passage au capitalisme de l’Urss, la Chine, le Vietnam, etc. sous la houlette des partis communistes eux-mêmes ?

A moins que ce ne soit, une difficulté dans l’application de ce concept. Dans la pensée marxiste, il était censé rendre compte des grandes périodes historiques : Mode de Production Antique (esclavage), Mode de Production Féodal, Mode de Production Capitaliste). Enfin il permettait d’anticiper l’avenir : Mode de Production Socialiste, Mode de Production Communiste. Par rapport à l’avenir, ce concept s’est révélé inopérant, quant au passé, Marx lui-même a eu beaucoup de mal à maîtriser les formes civilisationnelles de l’Asie sous le concept de Mode de production Asiatique, concept immédiatement décrié par les spécialistes des civilisations asiatiques.

Ce concept ne permet donc pas d’avoir une pensée maîtrisée de l’histoire. Sous cet échec se cache un échec plus profond qui n’est pas seulement celui de la pensée marxiste mais celui de toute pensée déterministe de l’histoire (la lutte des classes pour Marx, l’Esprit Mondial pour Hegel, etc.). Le schéma déterministe (tels causes produisent tels effets) ne s’applique pratiquement jamais à l’état pur. Nous ne connaissons toujours pas la causalité qui aboutit à la révolution française et celle qui aboutit à la guerre 14-18 est toujours en discussion. En histoire, en effet, l’irruption d’événements inattendus rompt tout schéma déterministe. Ceux-ci sont d’ailleurs accueillis comme tels par les contemporains.

Pourquoi dans ces conditions, un penseur tel David Graeber1 le remet-il à flot et se dote-t-il d’un programme de travail le concernant ? Mais qui est David Graeber ? Ses titres de gloires sont multiples. Il a été un des organisateurs « d’Occupy Wall Street« , il est l’auteur de l’essai « Dette, 5000 ans d’histoire » qui a été un succès mondial, il est anthropologue et professeur à la London School of Economics. Il est à la fois un intellectuel et un activiste politique qui lutte pour l’instauration d’une démocratie directe ce qui entraînerait la disparition de l’État. Il se penche sur la notion marxiste de Mode de Production pour éclairer l’origine du capitalisme et penser son dépassement.

Ce programme de travail l’oblige à modifier ce concept de Marx du moins tel que le comprend la position classique par exemple celle d’Althusser et de ses disciples. Dans Lire le Capital II, les invariants d’un Mode de Production (MdP) sont présentés ainsi par Balibar :

Dans tous les MdP nous avons :

A) Trois éléments :

  1. Travailleur ;

  2. Moyens de production ;

    – 1. Objet de travail ;

    – 2. Moyen de travail ;

  3. Non-travailleur ;

B) Deux relations :

1 – relation de propriété ;

2 – relation d’appropriation réelle ou matérielle2.

On le voit les trois éléments désignent ce qui se nomme au sein du marxisme « forces productives » et les deux relations portent sur les « rapports de production ». Les contradictions entre la relation de propriété et celle de l’appropriation réelle se traduit par la lutte des classes. Un mode de Production est donc fondamentalement instable et cela permettait d’expliquer l’évolution historique. Pourquoi alors ce concept de MdP a-t-il été critiqué et puis abandonné ? David Graeber l’explique ainsi : « Il s’est avéré assez difficile de briser le moule évolutionniste eurocentrique. La division entre esclavage, féodalisme et capitalisme a été clairement conçue pour décrire les relations de classe respectivement en Europe antique, médiévale et moderne. Comment appliquer cette approche au reste du monde ? Cela n’a jamais été clair3. » Pour appliquer ce concept au reste du monde il a fallu l’utiliser de façon tellement souple qu’il a finit par être confus et donc ne plus être utilisé. Mais cela a produit des dégâts collatéraux en ce qui concerne la compréhension de la nature du capitalisme. Le capitalisme fut alors compris comme un système mondial vieux d’au moins 5000 ans ! Le capitalisme perdait son aspect historique et se trouvait « naturalisé ». Le capitalisme devenait synonyme de civilisation et prenait un aspect quasi « éternel ». La difficulté de l’analyse devenait la suivante, soit je décris le capitalisme comme la richesse qui cherche à créer plus de richesse et alors je trouve des équivalents dans l’antiquité et le reste du monde, soit je décris le capitalisme comme l’appropriation de la valeur créée par les travailleurs et alors il faut que je trouve le travail salarié dans toutes les époques antérieures au XVIIe siècle. Cette deuxième approche historicise le capitalisme car le travail salarié ne s’est pas développé dans l’antiquité et sous la féodalité. Quant à la première approche, elle se heurte au fait que, par exemple, à Rome, les banquiers étaient des esclaves affranchis et qu’à Athènes presque toutes les activités commerciales et industrielles étaient aux mains de non-citoyens. Ainsi l’usage du concept de MdP aboutit à une impasse.

Pourquoi le sortir de cette impasse ? (à suivre)

1David Graeber, Les modes de productions sous toutes leurs coutures. Ou pourquoi le capitalisme est une mutation de l’esclavage, in Des fins du Capitalisme, Payot, Paris, 2014.

2Etienne Balibar, Lire le Capital II, Petite collection maspero, Paris, 1969, p.98.

3David Graeber, Des fins du capitalisme, Payot, Paris, 2014, p.208.

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