Marx, Piketty et Aristote – La chronique Philo de Jean-Paul Leroux

Il peut sembler curieux d’aligner ces trois auteurs qui appartiennent à des époques différentes et qui passent pour être sur des positions intellectuelles sans commune mesure. Aristote, un des pères de la métaphysique, Marx un critique de la métaphysique, Piketty, hors champs du point de vue de celle-ci. Bien sûr, ils sont, à des titres divers, tous les trois des économistes. Aristote a le premier institué l’économie comme discipline, Marx a brillamment su expliquer le moteur caché de l’exploitation capitaliste, Piketty a renouvelé l’approche empirique en économie pour la doter d’une prise dans le réel tout à fait novatrice. Mais cela est-il suffisant pour les rapprocher ? Car Aristote vivait dans une société esclavagiste et non capitaliste, Marx voulait l’abolition des classes et de la lutte des classes alors que Piketty propose plus modestement de réduire les inégalités.

Pourtant Piketty et Aristote sont au moins d’accord sur un point, les inégalités sont la source des conflits politiques. Aristote pense que « partout, en effet, la guerre civile advient du fait de l’inégalité (Aristote, Les politiques,V, 1, 1301-a 28-39) et pour Piketty « La question de l’inégalité et de la redistribution est au cœur du conflit politique » (Thomas Piketty, L’économie des inégalités, La Découverte, Paris, 2015, p. 3). Quant à Marx, il affirme, comme on sait, que « la lutte des classes est le moteur de l’histoire », ce qui revient à dire que l’inégalité entre classes est l’origine des conflits politiques, des guerres civiles et des révolutions. Nos trois auteurs s’accordent sur ce point essentiel : les inégalités sont le problème que la politique doit maîtriser, voire résoudre si l’on veut simplement qu’ il soit possible de vivre pacifiquement en société.

Comment affrontent-ils cette question ? La perspective qui est celle de Marx dans le Programme de Gotha, construire une société communiste est pour le moins en panne. Les Partis Communistes encore au pouvoir, Chine, Vietnam, sont à la tête de pays à l’économie capitaliste. La Chine est un des pays moteurs de la mondialisation capitaliste actuelle dans lequel les inégalités sont parmi les plus fortes du monde, seule l’Afrique du Sud est plus inégalitaire. Quant aux anciens pays dominés par l’U.R.S.S, ils sont redevenus officiellement capitaliste sous la houlette des partis communistes de ces pays. La perspective d’une société sans classe est donc actuellement en panne. Le choix de Piketty de ne pas s’attaquer à la disparition du système capitaliste le conduit à vouloir une réduction des inégalités. Son travail a consisté à montrer que la perspective de Thatcher, « il n’y a pas d’alternative (T.I.N.A : there is no alternative) » est fausse. Il y a donc une autre politique à mettre en œuvre, elle se situe dans une perspective réformiste de gauche. Ainsi pour lui la politique menée par Hollande est nulle. Elle ne peut à terme qu’accroître les inégalités et donc les risques de conflits ouverts. Piketty et ses amis, (par exemple l’anglais Anthony B. Atkinson, voir son livre : Inégalités, Seuil, janvier 2016) s’emploient à proposer des solutions. Piketty l’avait déjà fait dans son livre L’économie des inégalités, paru en 1997 et remis à jour. Bien entendu, Aristote n’a rien à dire sur l’avenir de notre société mais il analyse politiquement et économiquement les inégalités. Il constate que les cités (poleis) sont toujours divisées entre les riches, peu nombreux, qui forment une oligarchie et qui désirent surtout accroître leur richesse et les pauvres, beaucoup plus nombreux qui constituent le demos et qui veulent surtout la liberté. Les riches sont en général pour le gouvernement par le petit nombre et que le demos soit écarté de la politique, ils veulent une oligarchie. Quant aux pauvres, ils veulent une démocratie pour être libres. Il y a donc une lutte entre les riches et les pauvres (serait-il vraiment anachronique de parler de lutte de classes ?) pour savoir quelle est la meilleure des constitutions. Selon les rapports de force entre les riches et les pauvres, on aura soit une oligarchie (au pire une tyrannie) soit une démocratie. Mais dans les deux cas, il admet que la constitution ne sera viable que si les intérêts des uns et des autres sont sauvegardés quelque soit le régime et que si l’intérêt commun prévaut. La polis doit être gérée pour le bien de tous ou du moins du plus grand nombre. A la différence de Marx qui n’admet pas que les revendications capitalistes soient légitimes et qu’en conséquence il faut bâtir une société communiste, Aristote pense que les riches ont des intérêts légitimes mais que ceux-ci ne peuvent pas prévaloir contre l’intérêt commun. La revendication de liberté par le démos est également légitime à condition qu’elle ne s’oppose pas à l’intérêt commun sinon la démocratie dégénère en démagogie. On peut alors penser que sur le plan constitutionnel, Piketty est plus proche d’Aristote que Marx. Pourtant, sur le plan de la pensée économique, il est possible que Marx soit dans un rapport plus étroit que Piketty avec la pensée d’Aristote.

Si Aristote ne pouvait pas penser les problèmes de la société capitaliste il y a un point central de son analyse que Marx reprend en s’inspirant de lui. Il s’agit de la théorie de la valeur. Il écrit dans Le capital : « Les deux particularités de la forme d’équivalent examinées en dernier lieu deviennent plus faciles à saisir si nous remontons au grand chercheur qui a le premier analysé la forme de la valeur ; comme tant d’autres formes de la pensée, de la société et de la nature. Il s’agit d’Aristote.

D’abord Aristote exprime clairement que la forme argent de la marchandise n’est que l’aspect développé de la forme simple de la valeur, c’est-à-dire de l’expression de la valeur d’une marchandise dans une autre marchandise quelconque, car il dit :

« 5 lits = une maison ne diffère pas de : 5 lits = tant d’argent » (Le Capital, I, III, Pléiade, p. 589-590).

Marx part du problème posé par Aristote. Certes ensuite, il pense montrer les limites de sa pensée en expliquant qu’il ne voit pas que chaque objet produit est la coagulation du travail humain. Les marchandises sont rendues comparables pour Marx par la quantité de travail incluse dans chaque marchandise. Cependant il ne donne pas les réponses qu’Aristote aurait pu faire à sa critique.

Ce que Marx ne voit pas est que lorsque nous disons « 5 lits = une maison », nous égalisons ce qui par nature est différent. Nous pouvons poursuivre l’analyse comme le fait Marx et dire : « travail du menuisier = travail de l’architecte ». Mais comment comparer/égaliser le travail du menuisier et celui de l’architecte ? Marx répond en faisant intervenir le temps de travail. On a alors l’équation suivante « x temps de travail du menuisier = y temps de travail de l’architecte ». La comparaison/égalisation entre le menuisier et l’architecte est rendue possible par la comparaison des temps de travail. Le problème que ne voient ni Marx, ni Smith, ni Ricardo, ni toute l’économie classique est le suivant : comment pouvons-nous comparer une heure du travail du menuisier avec une heure du travail de l’architecte ? Cela ne revient-il pas à comparer/égaliser ce qui par nature est différent soit le travail du menuisier et le travail de l’architecte ? L’analyse d’Aristote est la suivante : par nature un lit n’est pas comparable à une maison, et le travail du menuisier n’est pas comparable au travail de l’architecte. Cependant, il est de la plus haute importance de les comparer sinon il n’y a pas de satisfactions des besoins et il n’y a pas de société. Il faut donc les comparer/égaliser pour que l’échange ait lieu : comme par nature cela est impossible, il faut instituer la comparaison. Il faut une loi/constitution (nomos en grec) qui dise les conditions de comparaison/égalisation, celle-ci est donc une institution humaine et non pas une loi découlant de la nature du travail, soit une loi naturelle.

Si nous admettons le point de vue d’Aristote, il est possible d‘admettre que : « x heures de travail du menuisier = y heures de travail de l’architecte », mais alors il s’agira du nomos du système capitaliste. Les économistes classiques et Marx avec eux, ont raison de soutenir cette position. Leur erreur est de penser qu’il en a été toujours ainsi et qu’il en sera toujours ainsi. Ce nomos a été institué. Si l’on veut sortir du système capitaliste, il est de la plus haute importance de changer de nomos, de changer la théorie de la valeur, de sortir d’une pensée naturaliste qui conduit à croire à l’existence de lois naturelles en économie. Il faut changer les « lois » de l’économie pour créer une autre comparaison/égalisation des termes de l’échange. Toutes les alternatives économiques (Sel, autogestion, monnaies locales, etc..) qui en resteraient à la comparaison des marchandises en termes de temps de travail, resteraient prises dans l’imaginaire du système capitaliste. C’est la leçon prospective, celle que l’on peut avoir en se mettant à la place d’Aristote et en regardant l’histoire à partir de son point de vue. La vision « rétrospective » d’une lecture d’Aristote est celle de Marx, elle est du point de vue capitaliste fort juste. Mais sortir du capitalisme implique de ne pas accepter les présupposés fondamentaux de la pensée capitaliste. Marx est le génial défricheur du système capitaliste mais il est resté prisonnier d’un fondamental de ce système, la théorie de la valeur qu’il emprunte à Ricardo, tout en la portant à son point maximal. Il nous faut pour penser, faire un pas de côté et c’est cela que permet Aristote, ce « grand chercheur qui a le premier analysé la forme de la valeur, comme tant d’autres formes de la pensée, de la société et de la nature. (K.Marx, Le capital, I, III, Pléiade, p. 589). »

Jean Paul Leroux

3 commentaires

  1. Piketty le philosophe ? je ne l’avais pas vu comme ça
    Son recueil de données sur le siècle passé ne m’avait pas vraiment convaincu, pour un économiste mais sous un autre angle…
    D’ici a l’assimiler à Aristote ou Marx y a encore du chemin, non ?

    1. Marx ne s’est pas restreint aux philosophes, il a beaucoup parlé des « économistes »!!
      Piketty n’a pas écrit que sur l’économie, à preuve le livre de lui cité en introduction qui parle certes d’économie mais aussi de politique et donc par suite de…
      JPL

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