« Comme des lions » est un documentaire consacré à la grève à PSA Aulnay entre 2011 et 2013. Il est sorti en salles le 27 janvier 2016. Nous sommes heureux de partager ce très bel entretien que la réalisatrice a accordée à la revue Contretemps pour son numéro de Janvier.
ContreTemps : Quelle est l’origine de ton projet ?
Françoise Davisse : Il y a deux origines. La première est l’élection présidentielle de 2012, à la suite de la présidence de Nicolas Sarkozy. La question qui m’intéressait alors est : qu’est-ce qu’on peut faire ? Et c’est à ce moment que la CGT de PSA Aulnay a annoncé que l’usine allait fermer. Tout le monde a d’abord affirmé que c’était faux. De mon côté, je connaissais Philippe Julien, secrétaire de la CGT qu’on voit dans le film, qui avait participé à une grève en 2007, une grève pour des augmentations de salaire, une chose vraiment rare à ce moment-là. Du coup, j’ai voulu aller filmer des gens qui avaient décidé de se battre, alors que tout le monde disait qu’il n’y avait plus rien à faire. La deuxième raison est une raison de réalisatrice : j’avais réalisé un certain nombre de films, puis j’ai été productrice. Mais cette fois, je voulais vraiment faire un film comme je le souhaitais, en adoptant une forme pas forcément bienvenue à la télé, en allant jusqu’au bout de ma façon d’écrire, même si ce n’est pas une façon à la mode et même si ce n’est pas un sujet à la mode. C’est pourquoi je me suis lancée dans ce projet, toute seule. J’avais écrit des projets pour la télé autour de ce sujet, des projets qui n’ont pas été pris, mais qui auraient pu l’être, d’ailleurs. Du coup, j’ai entrepris le tournage sans financement.
CT : Comment as-tu pris contact avec les ouvriers grévistes de PSA Aulnay, comment leur as-tu présenté le projet ?
F.D. : Je suis allée voir Philippe Julien et je lui ai dit : « je veux vous suivre, je veux suivre tout ce que vous faites, jusqu’à la fermeture – ou pas – de l’usine ». Il était d’accord avec la démarche. Le problème est qu’on n’a pas le droit de filmer dans l’usine. Dans les usines en général mais à PSA en particulier, et c’est très contrôlé. De mon côté, je voulais faire un film de stratégie. Montrer les stratégies, de la CGT d’un côté, du syndicat maison de l’autre. Comme je ne pouvais pas filmer dans l’usine, il était impossible de faire autre chose que de suivre les syndicats, et de toute façon c’était ça qui m’intéressait. Du coup, Philippe Julien m’a présentée à des salariés CGT qui étaient d’accord pour que je les filme. Donc j’ai commencé à filmer les réunions hebdomadaires de la CGT dans les locaux syndicaux de l’usine.
C’est là que j’ai vraiment découvert leur capacité à dialoguer et surtout à construire ensemble une pensée. C’était déjà le cas dans leur secrétariat : il n’y avait pas ce qui existe parfois : le « chef » qui dit ce qu’il faut faire et on emballe. Il y avait une vraie discussion, et parfois des engueulades, la décision n’était jamais acquise au départ, c’était vraiment intéressant. Philippe Julien et Jean-Pierre Mercier apportaient beaucoup d’informations, ils analysaient ce qui se dit au CCE, les arguments de la direction. Je suivais cette stratégie, et je suivais aussi le SIA (Syndicat Indépendant de l’Automobile), syndicat maison, ancienne CSL (Confédération des Syndicats Libres), dont les membres étaient d’accord aussi pour être filmés. Du coup, je filmais les secrétariats mais aussi les manifs, les délégations. Et en discutant avec eux, en passant du temps avec eux, j’ai commencé à créer un lien, à égalité, avec tous les salariés, qu’ils soient syndiqués ou pas.
CT : Tu as beaucoup insisté sur l’idée d’égalité, lors de la projection des extraits du film à la Fête de l’Humanité de septembre 2015. Cela semble vraiment central dans ton travail. Dans le film, tu ne parles pas, tu n’interviens pas, mais on sent que tu es complètement acceptée et que ta caméra ne dérange personne.
F.D. : Je parlais précédemment de filmer comme je le souhaite. Mon travail, c’est de filmer. Mais mon objectif est de chercher des réponses à des questions que j’ai, et non de filmer tout ce qui se passe. J’ai un point de vue, bien sûr. Et de ce fait, il peut y avoir vite une forme de domination : je sais ce que je fais, et ceux que je filme ne le savent pas. Mes premiers films portaient sur des gens en grande pauvreté, en grande difficulté sociale. Le principe de tournage que j’ai mis au point à ce moment-là est que chacun doit avoir la même connaissance de ce qu’on est en train de faire. Moi, je vais jusqu’au bout de l’image que les gens ont d’eux-mêmes, je n’impose pas une image autre que celle qu’ils conçoivent, même si je peux aussi avoir un autre point de vue. Bref, on va jusqu’au bout : tu dis ça, tu penses ça, et moi je te filme comme tu es, comme tu penses être. Je n’ai pas plus de vérité que toi sur ce que tu es ou ce que tu n’es pas. C’est ça l’égalité : ton image, c’est celle que tu penses correspondre à ce que tu es.
Mais je filme avec mon regard aussi. Et tu sais où j’en suis du film, tu sais qu’il faut que je règle ma caméra, que je perds tout le temps mes affaires et qu’il faut qu’on me les retrouve, tu sais que c’est difficile pour moi parce que je ne suis pas payée, tu connais les questions que je me pose : à partir de là, il y a une égalité. Cette égalité laisse chacun à sa place. Mais il n’y a pas de supériorité du secret, sur le mode « moi qui fais des films, je descends vous voir ». Mon propos n’est pas « je descends vous voir », mais « je viens vous voir » et on va avancer ensemble. Pendant le tournage à PSA, un micro sans fil était sur celui qui voulait bien le prendre et personne ne l’a jamais coupé. Et on ne m’a jamais demandé de sortir d’une réunion.
CT : Je suppose que ce film, tourné pendant deux ans, t’a transformée et qu’il s’est aussi passé beaucoup de choses du côté des grévistes.
F.D. : De mon côté, c’est sûr. L’entreprise est un milieu que je ne connaissais pas, et encore moins le fait de faire une grève. Je n’avais que mes connaissances militantes, mais qui ne me viennent pas du milieu ouvrier. J’ai découvert que, quelque soit le niveau, la culture, on peut construire une pensée ensemble. Et qu’il n’y a pas de risque à construire cette pensée : le dialogue fait qu’on décide ensemble. Ce qu’on décide ne peut pas être une mauvaise décision, même si c’est peut-être une erreur.
En assistant aux premières réunions, je me demandais souvent : « comment vont-ils s’en sortir ? ». « Et comment le secrétaire du syndicat va-t-il s’en sortir ? ». J’ai demandé à l’un des délégués s’il n’avait pas peur en ouvrant une assemblée générale de ce qui allait se passer. Et il m’a répondu : « ben non, je n’ai pas peur, de toute façon ce qu’on va décider, on l’aura décidé ensemble. Si on se trompe, on décidera ensemble qu’on s’est trompé. Alors que si je décide tout seul et que je me trompe, j’emmène tout le monde dans le mur ». Cette idée de construction est simple et elle m’a transformée dans mon rapport aux autres, à la politique.
Et puis l’autre découverte que j’ai faite, c’est le mensonge, son ampleur. Au début, je trouvais que la façon dont les grévistes parlaient de la direction, des cadres, était vraiment caricaturale. Et puis, en passant deux ans avec eux, je me suis aperçue que la réalité est encore plus incroyable que ce qu’ils en disent. Ainsi, le travail des cadres, des directeurs de ressource humaine, c’est de mettre au travail des gens qui n’ont pas de raison d’aller travailler. La chaîne, personne n’a de raison de la faire tourner. Du coup, le mensonge est un outil parmi d’autres.
Quand on se plaint des mensonges de Volkswagen, je considère pour ma part qu’il n’y a pas à être choqué : le métier d’une direction est d’utiliser tous les moyens pour que les voitures se vendent. Lors de la grève à PSA, la direction mentait à chaque CE ! Par exemple, il était dit que l’usine allait fermer parce que la grève durait trop longtemps. Et toute la presse reprenait la « nouvelle » et interviewait sur ce seul sujet. Ou bien PSA affirmait avoir signé un contrat de huit cents emplois sur le site d’Aulnay, alors que ce contrat n’existait absolument pas. Je prends ces exemples qui ne sont pas dans le film, où il y en a d’autres. Dans une lutte politique comme celle-là, il ne faut pas penser qu’il y a dialogue. Pour la direction, il y a d’énormes enjeux de pouvoir et tous les coups sont permis, y compris le mensonge.
CT : C’est un film très politique, de ce point de vue. À la fois parce que tu montres le fonctionnement démocratique et l’intelligence politique des grévistes, mais aussi à cause de cette utilisation systématique du mensonge dont tu parles, qui concernent aussi les responsables politiques socialistes que tu filmes. Est-ce que cet aspect profondément politique a surgi en cours de route, ou bien était-ce présent dans ton projet de départ ?
F.D. : Les deux. Mon point de départ était politique : ma question était comment faire si on veut faire quelque chose. C’est un film de stratégie : ce que je voulais faire au départ c’était comparer les stratégies, dont celle de PSA. J’étais allée voir Arnaud Montebourg, alors ministre de l’Économie, sans a priori, pour lui proposer de le filmer afin de voir ce que faisait l’État dans une situation comme celle-là. Il a refusé en disant : « l’automobile, ce n’est pas une bonne image pour moi ». Et ce que j’ai découvert sur le plan politique, c’est cette démocratie, cette intelligence du côté des grévistes, et le manque d’intelligence des experts, des responsables de l’entreprise et des responsables de l’État. J’ai découvert une expertise ouvrière à l’œuvre, vraiment forte et constructive, afin de sauver les emplois. Tandis que l’expertise gouvernementale se concentrait uniquement sur la communication, et l’expertise patronale utilisait le mensonge, se préoccupant uniquement de faire de l’argent le plus vite possible sans le dire.
Du coup je me suis recentrée sur la question : « qui est expert ? ». Et la réponse est vraiment une question d’objectif. Arnaud Montebourg reste pris dans un objectif de communication, qui l’aveugle sur tout le reste. Et la direction PSA adopte un objectif guerrier, de lutte, sans jamais lâcher son objectif de guerre, littéralement, avec une réactivité permanente. Par exemple, ils annoncent que la CGT a signé un accord alors que ce n’est pas le cas.
CT : La violence du patronat et des responsables politiques est frappante dans ton film, en face de la maîtrise de soi des ouvriers, de leur calme, leur respect du droit, même si on sent la colère.
F.D. : Les grévistes discutent beaucoup de ça, on le voit dans le film : casser ou ne pas casser, s’énerver ou ne pas s’énerver. Quand les choses se tendent, que l’envie de casser monte, les grévistes retournent voir les salariés, lancent une pétition, et discuter sur les chaînes fait un peu office de soupape. L’idée est que si on est bloqué en haut, on descend en bas. À la différence de ce qu’on peut voir dans d’autres films, les grévistes de PSA ne sont pas dans le désespoir, aussi parce que ce sont des militants. Ils n’ont pas d’espoir ni de désespoir.
Les grévistes n’ont pas d’espoir d’arrangement avec le gouvernement ou l’État, même s’ils veulent dialoguer, même s’ils réclament un médiateur, mais sans jamais penser que l’autre va être de leur côté. Et il n’y a pas non plus ce désespoir qui pourrait vite tourner à la violence. Les grévistes ont une stratégie. Ils savent que le jour où ils en viennent à casser, ils ont perdu. Mais c’est bien une lutte permanente. Lors de l’épisode face aux CRS, c’est extrêmement impressionnant : ils ne donnent pas un coup alors qu’on est en train de les embarquer. C’est le résultat d’un travail de plusieurs années entre eux, sur la question de la lutte. Il y a eu des secrétariats très rudes autour de la question de la violence. De l’autre côté par contre, les choses démarrent au quart de tour. Tout est interdit. Dans une entreprise, tout est interdit, tout est prétexte à rapport, amende.
Et puis le film raconte aussi comment, dans toutes les luttes – et j’essaie que cette grève raconte comment se passe une lutte –, il y a toujours une accusation de violence à l’encontre des grévistes, qui survient très vite. Et cette accusation devient l’enjeu de la négociation : quand il y a sanction sur dix personnes, on laisse parfois tomber les revendications, même si en l’occurrence ce n’est pas le cas. Et puis on voit bien dans le film la mise en place de la campagne de presse, et ça marche toujours comme ça. Il y a les élus qui disent on ne peut pas prendre parti, avec la violence qu’il y a eu. Quelque chose qui, en réalité, n’a jamais eu lieu, devient le curseur général, alors que ce n’est pas l’enjeu. Ce que je veux montrer dans le film, c’est qu’il s’agit d’un mécanisme bien réel.
CT : La séquence d’interview de Jean-Pierre Mercier par Jean-Pierre Elkabbach sur Europe 1 est incroyable de mépris de classe, d’arrogance, de mensonge délibéré…
F.D. : Chez Elkabbach, c’est le mépris. J’ai montré comment France 2 et France 3 lisent la même dépêche, la même phrase avec le même ton : « ils ont hué les cadres », c’est la seule chose qu’on a entendu de la lutte, « ils ont hué les cadres ». PSA travaille avec une boîte de consultants, Cardinal Sud, qui organise la communication autour de la grève et du plan social. Cette structure dont le métier est la communication en cas de conflit social travaille avec PSA, mais aussi avec France Telecom et France Télévision. Et ce n’est pas de la communication, c’est de la violence ! Parce que les gars accusés de violence ont perdu leur boulot, comme à Air France. Sur les dix, quatre ont perdu immédiatement leur boulot.
CT : On sent dans le film que cette violence est très efficace. On mesure l’isolement et le courage de ceux qui se battent, on voit des ouvriers qui essaient de convaincre les cadres de ne pas casser la grève, qui tentent de convaincre ceux qui ne veulent pas faire grève. Mais dans le même temps, on constate aussi une solidarité impressionnante, très politique mais aussi très humaine, tout simplement.
F.D. : Oui. À un moment, j’ai dit à Agathe, une gréviste: « mais qu’est-ce que c’est que ce truc ringard, vous vous appelez ‘camarade’ ? ». Et elle m’a répondu : « mais ce n’est pas militant, tout le monde s’appelle ‘camarade’ dans l’usine quand on parle des collègues de travail ». Il est clair qu’il y a une vraie solidarité ouvrière. Et entre les grévistes et les non grévistes, contrairement à ce que dit la presse, il y a un vrai lien de salarié à salarié.
Après, il y a aussi des tensions entre syndicats, entre délégués de la CGT et de la SIA. Et entre un mec qui fait toujours le jaune et un mec qui fait toujours grève, les rapports ne sont pas tendres, et ils peuvent être très rudes, très brutaux, on le voit aussi dans le film. Mais ce sont quand même des collègues de travail. Au moment de la reprise de la grève après le lock-out, certains ont peur. Ils n’ont pas peur des ouvriers en grève, mais de devoir confronter leur point de vue à celui de ceux qui font la grève. Et la majorité des ouvriers ne peut pas le faire, ne peut pas défendre son point de vue : ils ne viennent pas. Et les autres viennent et discutent assez tranquillement.
Ce qui m’a marquée et qu’on ne voit pas forcément dans le film c’est que, quand tu deviens gréviste, tu franchis un fossé, tu n’es pas le même. Celui qui ne se manifeste pas est un opérateur, il reste dans le cadre de PSA, il fait des belles voitures et il a l’identité de celui qui fait bien sa tâche, il est un bon opérateur. Et puis il y a les mauvais. Et le syndicat défend des gens qui ont subi des sanctions. La CGT est parfois vue comme les « méchants » qui défendent les « mauvais » ouvriers. Et en plus, si tu deviens gréviste, tu choisis de ne plus être un bon opérateur. Tu as décidé qu’il y a du conflit dans l’entreprise. Cela crée une vraie peur, chez les non grévistes. Tu ne sais pas ce qui va t’arriver. Mais la peur n’est pas du côté des rapports entre grévistes et non grévistes, elle concerne surtout le fait de donner son avis ou pas.
CT : On peut dire que c’est un film sur la classe ouvrière, même si ton propos n’est pas global. Quand les gens crient « on est des ouvriers on n’est pas des casseurs » et tout ce que tu viens de dire donne à voir une classe ouvrière complexe, avec des contradictions mais qui continue d’exister, de se battre.
F.D. : Dans cette usine, une partie des salariés considèrent qu’ils sont une classe. J’ai demandé à un gars ce qu’était la classe ouvrière pour lui, il m’a répondu : « un ouvrier tout seul, ça n’existe pas, il n’y a jamais un ouvrier, il y a des ouvriers ». Et c’est vraiment une vision juste. En même temps, même dans cet endroit là, il n’y a pas de classe ouvrière, au sens où il y a des opérateurs, et puis il y a des gens qui crient « on est des ouvriers » en sachant ce qu’ils disent. La bascule est là : ou tu décides d’être une classe ou tu décides d’être juste toi-même. Parce qu’existe aussi l’idée de s’en sortir par soi-même, de penser à sa famille, faire les « bons » choix. Une autre chose importante est que les ouvriers sont arabes. Il y a aussi des Noirs, qui sont intérimaires et du coup on les voit moins. Les autres sont pour l’essentiel des Maghrébins. Je trouvais marquant de le montrer. Parce que l’image qu’on donne en ce moment des Maghrébins c’est une image d’intégristes et de poseurs de bombe et on oublie qu’ils sont avant tout la classe ouvrière. Et c’est un élément vraiment important du film.
CT : J’allais t’en parler. Il y a le rapport français-immigré qui est central, et aussi le rapport homme-femme qui est également présent dans le film. On voit des femmes qui prennent la parole. On a là aussi l’impression que ces clivages s’inscrivent dans le cadre de cette lutte, sans disparaître mais en y étant refondus.
F.D. : Il y a une femme sur dix ou moins dans l’usine. Mais les femmes qui sont là, c’est la déléguée du SIA et puis les femmes de l’autre côté, les militantes et toutes disent qu’elles ont été portées par leurs collègues de travail. Elles racontent une solidarité ouvrière. Celle qui est passée du syndicat patronal à la grève dit que ce sont surtout les cadres qui ont fait pression. Dans la lutte, ces femmes étaient très écoutées et elles ont joué un grand rôle. Il y avait aussi deux femmes maghrébines qui ne souhaitaient pas être filmées et qui étaient très courageuses. Car c’est la caractéristique de ces femmes, leur courage.
CT : À la fin du film, la question qui se pose est défaite ou pas défaite. Comment vois-tu les choses, de ton côté ?
F.D. : Moi, je ne vois pas du tout cette histoire comme une défaite. J’ai participé à une aventure tellement forte au niveau politique et humain que, pour moi, il n’y a pas de défaite. Déjà, il faut rappeler qu’au départ, il n’y avait pas d’espoir démesuré. Le syndicat Sud voulait se battre exclusivement contre la fermeture, et ce qui s’est décidé entre les salariés ce n’était pas de se battre uniquement contre la fermeture mais de se battre sur des revendications en cas de fermeture. Ils ont gagné 20 000 euros et les gens étaient vraiment très contents de leur grève, surtout ceux qui n’avaient jamais fait grève avant, surtout les techniciens.
Après cela, il y a eu 6 mois où l’usine ne tournait plus, avec des gens à l’intérieur qui ne s’étaient pas battus. Et on voit la différence : c’est mortifère et violent. C’est le seul moment où ça hurle dans une réunion et il n’y a rien à quoi se raccrocher. Ceci dit, les grévistes aussi ont été écrasés par le rouleau compresseur. De ce point de vue, Ahmed, celui qui dit qu’il ne faut jamais baisser la tête, n’a toujours pas de boulot : ce n’est pas une grande victoire pour lui, mais quand même, il n’a pas baissé la tête. C’est contradictoire.
Et puis il faut bien dire que jamais on ne fait quelque chose pour savoir si on va gagner ou si on va perdre. La lutte n’est pas là pour être victorieuse, elle est là pour être. Pour empêcher que les choses se fassent sans que personne ne réagisse. De ce point de vue, c’est poser la question en termes de gagné ou perdu ne convient pas. Du moment que tu fais grève, tu as gagné, même si c’est peut-être facile de dire ça. Ça a été difficile et douloureux pour les grévistes, du côté de la vie de famille, et après également avec les changements de métier. Je n’ai pas vu la suite. Mais je crois qu’il faut arrêter de penser la lutte en termes de gagner ou perdre. On ne gagne jamais d’un certain point de vue. On ne gagne pas tout, en tout cas. Il y a des gens qui trouvent le film triste. Moi je trouve que c’est un film énergique, mais c’est un vrai débat.
CT : J’ai une dernière série de questions. Sur ta façon de filmer. Tu filmes en contre-plongée, on dirait souvent que tu es à genoux, accroupie. C’est un choix ?
F.D. : Je suis très physique dans ma façon de filmer. J’essaie de raconter tout ce qui m’intéresse, du coup, je bouge beaucoup. Dans une réunion, je me déplace en permanence. Et je suis souvent à genoux, parce que les gens sont assis. Pour moi, il faut être au maximum à la hauteur du visage, pas au-dessus.
CT : Les visages sont très présents dans le film…
F.D. : Oui, et ils sont beaux. Selon la façon dont on cadre, les gens sont plus ou moins beaux et je veux qu’ils soient beaux. J’ai été frappée par la façon dont on filme des gens laids dans les usines, alors que moi je les trouve beaux. C’est du cinéma, il faut qu’ils soient beaux ! J’ai aussi constaté ça par rapport à des photos qui ont été prises pendant le conflit. Dans ce que je filme, les gens se parlent et s’écoutent, c’est la densité du regard à ce moment-là qui fait qu’ils sont beaux. Ils réfléchissent, ou ils se marrent. Et ils sont dans cette énergie. Et j’ai vu des photos qui correspondent aux photos qu’on fait habituellement d’une grève : les mecs aux bras croisés, le regard soucieux. Et ça donne une image de brutes : on a l’habitude de représenter la grève comme ça. Dans mon cas, ils font aussi les costauds, mais ils sont dans la pensée. Et pour cela leur visage est beaucoup plus beau que ce qu’on voit souvent.
CT : Il y a beaucoup d’émotion aussi. Qui passe du côté du spectateur. Quand tu dis que tu filmes des stratégies, et que tu filmes la pensée, tu filmes aussi les émotions, la colère…
F.D. : Je filme toujours en étant proche, littéralement collée à eux, parce que je veux être au centre de ce qu’ils disent, de ce qu’ils vivent. Et puis je ne pouvais pas me déplacer dans les endroits de l’usine où il n’y avait pas de grévistes. Du coup, je suis beaucoup en gros plan. Je voulais qu’ils existent. Et pas dans des interviews, même si j’ai filmé beaucoup d’interviews qui ne sont pas dans le film. Et dans ce cas, c’est leur visage qui raconte ce qu’ils ressentent, la déception, la trouille, la colère, l’humour.
Par exemple, quand ils sont embarqués dans le car des CRS, les grévistes sont super contents, ils se marrent, parce qu’ils font chier les CRS bien plus que l’inverse. Comme ils n’ont pas tapé, ils ont mis les CRS en difficulté, qui ne savent plus vraiment comment faire. Ils étaient très heureux. Je voulais rendre leur humour à ce moment-là. Et ils écrivent « on est des ouvriers ». Plus généralement, je voulais qu’on voie que les ouvriers sont des gens comme les autres, qu’on est à égalité, les montrer comme des personnes. Le spectateur est comme eux, il ne peut vraiment pas se dire je suis plus qu’eux. Ou il ne peut pas se le dire longtemps en tout cas.
CT : Dans ton travail de documentariste, quelles sont tes références ?
F.D. : J’aime beaucoup Marcel Trillat. Et le film sur les Lip[1]. J’ai regardé les films sur les Conti[2], et « Tous au Larzac »[3]. Et je ne voulais pas faire quelque chose comme ça : je ne voulais pas mettre des interviews au début, ni que le « chef » explique la lutte. Je voulais qu’on soit dedans. Je voulais que ce soit moderne, non pas du point de vue de l’écriture, qui ne l’est pas du tout. Mais parce que je ne fais pas de la nostalgie ouvrière, de la mémoire, de l’archive : il s’agit de la vie de maintenant en Seine-Saint-Denis. Souvent, on fait des films de fermeture et d’un monde qui disparaît. Pour moi, c’est un monde qui ne disparaît pas. Les mecs sont chômeurs, ou dans d’autres usines, mais ils ne disparaissent pas. Ce qui est démoli c’est l’usine, mais les mecs sont la modernité, c’est la seule modernité qui importe. C’est là-dessus que je suis en opposition avec la façon dont on décrit la plupart du temps les conflits sociaux, sur le registre de la disparition. Moi, je voulais dire, le monde c’est ça. Et si vous ne savez pas que le monde c’est ça, on ne va pas s’en sortir. C’est là que ça se joue. Ce sont les milieux populaires, les immigrés, la Seine-Saint-Denis, c’est eux qui sont le monde !
Propos recueillis par Isabelle Garo. Publié dans Contretemps n°28.
[1] « Les Lip, l’imagination au pouvoir », Christian Rouaud, 2007.
[2] « La Saga des Conti », Jérôme Patteau, 2013.
[3] « Tous au Larzac », Christian Rouaud, 2011.