Contribution de Jean-Claude Mamet
Parler du mouvement contre la loi Travail comme d’un « évènement », c’est prendre un risque. Le risque de la démesure, ou au moins de l’erreur. Il ne s’agit pas ici de survaloriser, de prédire on ne sait quelle rupture, alors que par ailleurs le monde va si mal, partout et ici même (en effet les attentats en France vont sans doute fortement modifier les coordonnées du débat social et politique).
Par ailleurs, le mouvement n’est pas fini, puisque des suites sont envisagées dès septembre 2016 pour refuser justement le fait qui détruit la notion même d’évènement : la loi Travail n’a certes pas été votée, mais elle est adoptée , puis promulguée. Donc nous avons pour le moment échoué une nouvelle fois, comme en 2010 sur les retraites. Certes, comme après 2010, tout cela aura des effets aux élections toutes proches.
Or il est possible (ce n’est pas une prédiction, c’est une possibilité) que les choses tournent autrement. Il est possible que le fait d’une loi (mal) adoptée soit suivi d’autres faits. Que le craquement du monde néolibéral ait libéré une énergie. Et donc que nous ayons vécu un évènement non anodin, et qu’il faille, comme l’explique l’historienne Michèle Riot-Sarcey, « retenir les potentialités qu’il induit » (Le procès la liberté, une histoire souterraine en France du 19ème siècle, La découverte, 2016).
Retenir cette possibilité, lorsqu’on est acteur ou actrice politique, c’est en même temps enregistrer une déconvenue : les acteurs politiques n’ont pas été à la hauteur de l’évènement. J’y reviendrai. Alors que nous décrivions l’atonie sociale depuis plusieurs années et que nous avions le sentiment qu’il ne se passait pas grand-chose de ce côté pour aider à reformuler l’espérance d’un tournant (alors que depuis 2009, la vie politique de la gauche a été mouvementée), la situation s’est en quelque sorte inversée : c’est le mouvement social qui est devenu « la » politique et « la » politique qui s’est trouvée fort peu active, voire embarrassée comme une poule qui aurait trouvé un couteau. Cette observation était déjà notable (plus encore peut-être) en 2010, en 1995 (ô combien !). N’épiloguons pas trop à ce stade, mais retenons le problème.
En tout cas, commençons par ce constat : nous avons vécu depuis le 9 mars 2016 un moment rare, privilégié, où le syndical, le social, les réseaux multiples (on dit « sociaux »), les liens d’associations, mais aussi « le » politique, se rencontrent, se fréquentent, se rejoignent. Parfois pour s’épauler explicitement, pour s’aider, pour converger, pour amplifier le rapport des forces ou au moins le sens immédiat de ce qui se passe.
On peut énumérer plusieurs moments où ces rencontres se sont produites. Choisissons-en quelques-uns parmi d’autres possibles :
Le 9 mars 2016, la pétition « LoiTravailNonMerci »– l’évènement inaugural avec 1,3 millions de signatures, produit des réseaux sociaux et de leur puissance potentielle- est quasi immédiatement relayée par des équipes syndicales, et notamment sur l’Ile de France (appel URIF CGT, FO, Solidaires, etc), qui rejoignent les appels des structures jeunes à manifester ce jour-là, jour de l’adoption de la loi en conseil des ministres. Mais en cherchant bien, cette pétition n’est pas étrangère au syndicalisme, puisqu’elle a été conçue par des syndicalistes en grande partie, et même par des ancien-nes…de l’UNEF (et même pour partie …du PS). Je reviendrai sur la portée de ce moment inaugural.
La venue de Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, avec d’autres responsables syndicaux comme Eric Beynel, porte-parole de l’Union syndicale Solidaires, sur la place de la République à l’invitation de Nuit Debout est un autre moment d’interaction qui a fait bouger les lignes symboliques de la représentation habituelle des mouvements sociaux, syndicaux et de leurs codes.
Le dimanche 12 juin, deux jours avant la grande journée de montée nationale du 14 juin, le meeting au théâtre Dejazet a vu se côtoyer des syndicalistes, des associatifs, des universitaires ou écrivains, et des politiques (en 1995, avec Bourdieu, il n’y avait pas les politiques, c’était inimaginable). Et on a entendu des phrases du genre : « nous sommes …quelque chose ; nous sommes…une force ». Hélas, comme je l’ai déjà dit, ces remarques n’ont pas été suivies d’effet. Etaient présentes, à l’appel de la fondation Copernic, les mêmes forces que celles qui étaient depuis novembre 2015 rassemblées dans le Collectif Le Code Qu’il Faut Défendre (CQFD), même si celui-ci a peiné à se rendre visible sur la scène publique.
J’ajoute bien sûr à ces trois moments le 31 mars 2016 où l’appel lancé depuis février par le journal Fakir, avec le succès du film Merci patron, s’est traduit par l’occupation de « notre place de la République » (expression citée dans un des textes de Nuit Debout adopté plus tard), et par le foisonnement qui s’en est suivi, à commencer par l’introduction d’un nouveau décompte du temps (31 mars, 32 mars, etc). Mais là aussi, le syndicalisme ou un certain syndicalisme n’était pas loin (il suffit de voir le film Merci patron, ou les déclarations de François Ruffin). Les mouvements distincts étaient donc destinés à se rapprocher.
Dans la suite de cette contribution, je développerai les facteurs explicatifs du mouvement que nous avons vécu, les séquences de celui-ci (et notamment pourquoi une grève générale est aujourd’hui très difficile), et ensuite ce que nous apprend ce mouvement, en tout cas provisoirement, sur le plan à la fois social et syndical, mais aussi « politique » au sens plein du terme.
Qu’est-ce qui explique une « entrée en mouvement » à propos de la loi Travail ?
On peut noter deux facteurs explicatifs très différents, mais déclencheurs du mouvement contre la loi Travail.
Le premier est évidemment la portée historique de cette loi au regard des traditions historiques du mouvement ouvrier et populaire en France. Le projet porté par la loi est de détricoter totalement un siècle et demi d’histoire sociale. Certes, ce n’est pas la première fois que les libéraux veulent détruire les acquis sociaux, depuis 30 ans. C’était déjà le projet stratégique de la « refondation sociale » du MEDEF (le baron Seillières) au début des années 2000 : outre la Sécurité sociale, la dite « refondation » comportait un volet d’inversion des normes du droit social, qui avait semé quelques graines (dérogations nombreuses sur les 35 heures), mais sans aller jusqu’au bout sur les principes. On se rappelle aussi plus tard la phrase de Denis Kessler ex-N°2 du MEDEF listant les « réformes » à faire : « La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! ». C’est cette offensive que nous avons connu sur la Sécurité sociale, c’est-à-dire les droits sociaux hors de l’emploi, ou externes à l’emploi. Restait à attaquer les droits sociaux internes aux rapports de travail : le Code des relations avec les employeurs.
Ce qui a été construit depuis la première compilation du Code du travail de 1910, c’est en quelque sorte une sorte de « constitution sociale », d’ailleurs en partie enregistrée dans le préambule constitutionnel de 1946, toujours en vigueur. Le MEDEF avait pour programme avec la « refondation » un autre type de constitution : il employait ce mot. Les luttes à propos de la Sécurité sociale, notamment sur les retraites, avaient une dimension immédiatement concrète pour les salarié-es : âge de départ, taux de remplacement. Cela explique leur massivité. Ce n’est pas tout à fait le cas avec l’inversion de la hiérarchie des normes du droit du travail, du principe de faveur, etc. Ce qui explique que pendant plusieurs mois (été 2015 à février 2016), le débat était cantonné sur un plan très idéologique, théorique (militants syndicalistes, juristes en droit du travail, réseaux politiques…). Les secteurs les plus politisés étaient très conscients de la portée symbolique du projet, ce qui explique la mise en place du collectif Le Code Qu’il Faut Défendre, unissant à l’initiatice de Copernic des organisations syndicales (confédération CGT, FSU, Solidaires), des associations, des partis politiques, ce qui est en soi une nouveauté. Mais tout le monde réfléchissait alors à traduire cette portée symbolique en actes de mobilisations concrets. Ce n’était pas acquis d’avance, d’autant que les premières annonces gouvernementales accompagnées par des sommités prestigieuses plutôt classées à gauche (Badinter, Lyon-Caen, etc) étaient assez bien menées dans le champ médiatique. Mais au dernier moment, le cabinet Valls a chargé la barque et fait annoncer qu’il passerait en force par le 49-3 s’il le fallait. Ce qui a mis la puce à l’oreille dans des secteurs bien plus larges de l’opinion, et notamment la jeunesse. Valls voulait un affrontement politique. Il l’a eu.
Le deuxième facteur est la mise sur la scène publique avec l’effet déclencheur de la pétition en ligne portée par Caroline de Haas et des syndicalistes (CGT, Solidaires, y compris FO, etc), lesquels vérifient qu’une critique « virale » de la loi est possible sur les réseaux sociaux, et susceptible de déclencher un mouvement notamment dans la jeunesse. A ce moment, qualifié d’ « historique » par les professionnels des pétitions en ligne, la pétition LoiTravailNonMerci enregistre des pointes de 54 000 signatures en 24h (et même 126 969 le 23 février). Cela est raconté par un reportage de Médiapart publié le 1er mars 2016. S’y ajoutent simultanément des youtubeurs jeunes qui montent la vidéo On vaut mieux que cela, visitée massivement, et d’autres initiatives encore du même genre.
Certes, ces initiatives sont portées par des « experts » des réseaux sociaux, qui en révèlent la puissance potentielle. Et il faudra en tirer les leçons (voir plus loin) pour le syndicalisme ou d’autres formes d’action. Mais Il faut sans doute analyser de manière plus circonstancielle ce qui apparait alors comme un « effet magique » (alors que nous savons tous les incroyables difficultés que nous pouvons avoir parfois pour propager des pétitions, des appels, etc). Il y a à mon avis à ce moment la combinaison heureuse (mais sans doute pas reproductible mécaniquement) de plusieurs facteurs cumulatifs :
il se produit alors une sorte de « précipité politique » : tout le monde espère et croit possible que la contestation de la loi va se propager dans la jeunesse selon le modèle de 2006 contre le CPE. Il est incontestable que cette croyance (en partie erronée) a joué un rôle de coup de bélier dans la volonté d’agir dans toute la société, en commençant par le syndicalisme de lutte, les réseaux associatifs, etc. Nous avons tous pensé que la passivité, la chape de plomb qui pesait sur la société par l’existence d’un gouvernement de gauche paralysant le mouvement de contestation sociale, pouvait dès lors craquer sous l’effet jeunesse.
S’ajoute à cela la perception très répandue que ce gouvernement n’était déjà plus en capacité de porter ses propres projets, qu’il perdait de l’autorité politique, à cause de l’échec de la déchéance de nationalité, et à cause des claques électorales subies en 2015. Or, le 24 février, une dirigeante du PS (Martine Aubry) faisant « autorité » sort dans Le Monde sa tribune intitulée : « Trop c’est trop », laissant entendre que les craquements au sommet de l’Etat vont devenir des brèches très larges, voire plus. La crise politique est là, dès le début du mouvement.
Le 9 mars devient alors la date clef pour démarrer un mouvement. Certes les jeunes et leurs organisations (syndicats, AG de lycées ou facs) y appellent en premier. Mais il convient de noter que très vite, le syndicalisme s’y est rallié (lequel on l’a vu n’était pas étranger à la pétition elle-même). Certes, au plan confédéral, la stratégie prévue était celle du 31 mars, dont le principe était discuté de longue date dans la CGT (fin 2015) : à la fois à propos de la loi Travail, mais aussi pour la CGT la nécessité anticipée de mobiliser sur le plan interprofessionnel avant son congrès décisif d’avril 2016. Cependant FO se rallie au 31 mars aussi, ce qui en fait une date repère. Mais au plan
régional, et notamment Ile de France, les unions interprofessionnelles CGT, FO, Solidaires, FSU (avec pour elle un petit retard), appellent à soutenir la mobilisation jeune du 9 mars et à manifester le même jour. Or ces unions interprofessionnelles sont traditionnellement très actives dans les rendez-vous sociaux (par exemple contre la loi Macron en 2015). Elles savent saisir les moments opportuns et l’ont déjà montré. C’est ce qui se produit, avec un 9 mars où la mobilisation syndicale « traditionnelle » est même largement plus massive que celle de la jeunesse, constat qui se vérifiera tout au long du mouvement (et qui montre que le copié-collé sur 2006 concernant la lutte contre le CPE était une erreur, mais qui a joué quand même un rôle positif).
Conclusion 1: le succès du 9 mars (relatif cependant au plan numérique si on compare avec 2010 ou 2006) est compris massivement comme un début de « quelque chose » qui va se propager. Les sondages donnent raison au mouvement. Le gouvernement est isolé. Le peuple de gauche, le salariat organisé ou révolté, estiment que le moment est venu d’une contestation active, d’une sorte de désobéissance, une entrée en dissidence politique. Le peuple de gauche était certes déjà entré en dissidence, mais passivement, en ne votant plus (voire en se tournant pour partie vers la colère et le FN). Cette fois il y a une dissidence active. La tétanisation post-2012 est finie. Potentiellement, cette « libération » porte loin : pas seulement contre une loi, même si elle est l’emblème du libéralisme. Mais justement, c’est le libéralisme comme enveloppe paralysant la société qui est mis en cause, fissuré. On avait trop attendu ! Le mouvement qui commence va mettre en pleine lumière tout ce qui était souterrain dans le libéralisme subi, dans le refus non collectivisé, non « politisé » d’une société devenue inhumaine.
Première phase : la « grève manifestante » (9 mars-28 avril).
Cette première phase du mouvement débute le 9 mars et va jusqu’au samedi 9 avril au moins, voire le 28 avril (après le congrès de la CGT), nouvelle journée interprofessionnelle définie par l’intersyndicale. En effet du samedi 9 avril au 28 avril, il y a eu des journées « jeunes » avec présence et soutien du syndicalisme, mais pas de journées vraiment interpro (à cause du congrès CGT, et aussi semble-t-il d’échéances propres à FO), ce qui a d’ailleurs fait l’objet de critiques. Cette séquence inclut la grande journée du 31 mars, considérée par tout le monde comme le point culminant avec 1,3 millions de manifestant-es ou grévistes. Cette succession de dates est parfois appelée de manière plus ou moins critique les journées « saute-mouton » (expression employée par FO ou d’autres depuis 2009-2010 au moins). J’emploierais plutôt le concept (que j’expliquerai par la suite) de « grèves manifestantes ».
Premier constat (suite au 9 mars, mais c’est une observation ancienne): une grande journée de grèves et de manifestations ne produit pas ou plus de déclic capable d’engendrer une grève générale, selon le scénario typique du 13 mai 1968. Encore en 1995, les journées de fin novembre se sont ensuite propagées en grèves générales dans les services publics et une partie de la fonction publique (SNCF, RATP, Poste, Télécom, EDF, impôts et trésor public, Education nationale, universités, au moins). Certes, avec les cheminots qui avaient des objectifs propres (contrat de plan Etat-région, lignes fermées), ces secteurs étaient la cible de Juppé sur les retraites (après les attaques de 1993 dans le privé).
Mais si la tactique des journées successives ou répétitives de grèves et manifestations fait débat, elles sont néanmoins nécessaires : elles permettent un mûrissement de la contestation, une accumulation progressive des secteurs salariés qui se joignent au mouvement. Cela inclut également dans le choix d’une action le samedi (9avril) les secteurs qui ne peuvent pas faire grève (j’y reviendrai longuement) et veulent agir. Néanmoins, toute la difficulté repose dans le rythme des journées. Un mouvement social n’obéit pas à des consignes. Une date choisie doit être en phase avec une conscience populaire massive, et dans la conscience populaire, il y des secteurs en avance et des secteurs en retard. Il faut viser l’unité dynamique de l’ensemble. Du 9 mars au 31 mars, c’est ce qui s’est produit. Mais le samedi 9 avril n’a pas permis de franchir un autre seuil national, sauf peut-être des seuils locaux.
Il faut donc analyser ces journées comme le concentré du refus d’une politique, l’expression commune et joyeuse de la dissidence politique. Le 9 mars a été une journée de retrouvailles et de joie populaire que l’on n’avait pas connue depuis longtemps. Mais ce refus politique, ce mouvement de la société, a bien conscience en même temps qu’il s’attaque certes à une loi d’un gouvernement (de « gauche » en plus), mais qu’il y a derrière cela tout un monde : la mondialisation libérale. Mais comment contester ce monde-là, qui est diffus, qui est partout mais sans origine claire (Europe, multinationales, les Etats…) ?
1995 aussi a été analysé (on s’en souvient) comme un premier mouvement de refus du néo-libéralisme par la société qui faisait « grève par procuration ». Mais il y avait « la vraie grève » des secteurs publics. En 2003, il y a eu une « vraie grève » extrêmement massive dans l’Education nationale (appelée parfois « le mai 68 de l’enseignement »), et des débuts de grèves (bloquées bureaucratiquement) chez les cheminots et la RATP. En 2006, il y a eu une « vraie grève » massive des étudiants, et des journées de grèves manifestantes du salariat. En 2010, il y a eu un crescendo de grèves manifestantes (du printemps à octobre), et des débuts ou périodes de grèves chez les cheminots et les raffineries, ainsi que des démonstrations et blocages de villes ou de quartiers (Le Havre…) avec des grèves dans le secteur privé (Le Puy). Toutes ces grandes dates de mobilisation, on le voit, étaient appuyées sur des secteurs en grève reconductible massive, ou significative.
Par la suite, ce constat est plus difficile à faire. En 2009, y avait eu au début de l’année au moins deux grandes journées de grèves manifestantes très massives, après le déclenchement de la crise financière mondiale. Mais ces grèves n’avaient pas de plate-forme revendicative saisissable dans les entreprises : une déclaration intersyndicale en janvier 2009 avait scellé l’unité syndicale, mais il aurait fallu lui donner de la chair par branche, par région, par entreprise. Plus généralement, on observe aussi dans l’Europe du Sud depuis l’éclatement de la crise internationale et ses effets ravageurs dans les politiques imposées d’austérité une série de mouvements par journées répétées parfois très massives : Portugal, Etat espagnol, Grèce avec plusieurs dizaines de journées de grève interprofessionnelles avant la victoire de Syriza en 2015, Italie contre le job act, etc.
Le concept de « grève manifestante » est introduit par Grégor Gall, professeur à l’Université de Bradford. Dans Syndicalisme en luttes (savoir/agir N° 27, éditions du Croquant), Gregor Gall décrit « les formes contemporaines de l’activité gréviste en Europe », et notamment depuis la crise de 2008. Il observe une tendance récurrente, surtout en Europe du Sud (Espagne, Portugal, Grèce, Italie…) : « Le recours à la grève sert de plus en plus à exercer une pression politique sur les gouvernements plutôt qu’une pression économique sur les employeurs du secteur privé ». C’est ce qu’il appelle les « grèves manifestantes », dont « le nombre a considérablement augmenté depuis 2009, et qui sont utilisées comme une arme dans des négociations ouvertes portant sur les politiques publiques ». Bien entendu, ce constat ne fait pas de ce type de conflictualité le nec plus ultra. Des journées de grèves manifestantes peuvent s’user, comme cela s’est produit très vite en 2009, ou ne pas déboucher sur des victoires, ou alors des victoires politiques différées, comme la défaite de Sarkozy en 2012, ou de la droite grecque en janvier 2015. Mais ce type de victoires, on le sait, pose d’autres problèmes politiques et j’y reviendrai. On saisit là une première et énorme difficulté des mouvements sociaux de notre époque : ils ont implicitement conscience que leurs objectifs mettent en cause l’ordre du monde tout entier. Mais la marche est haute ! Ce sont des mouvements de contestation politique et culturelle, bien plus que des mouvements « sociaux » à proprement parler (même si les mouvements sociaux importants ont toujours un sens politique). J’appelle « mouvement social » un mouvement qui a plutôt un ancrage professionnel clair et un objectif revendicatif assez bien identifié. Exemples : le mouvement des infirmières de 1988, le mouvement étudiant contre le CPE de 2006, plusieurs aspects du mouvement de l’Education nationale de 2003 (et il y a actuellement une « vague » de luttes en Allemagne, dans les trains, les avions, etc, qui ont à mon avis cette caractéristique, dans le cadre d’une Allemagne perçue comme riche et en capacité de redistribuer des richesses). En 2016, nous avons autre chose qui surdétermine le mouvement : une dimension politique globale (ce qui ne signifie pas qu’elle est clairement formulée, ni qu’elle va automatiquement dans le sens que nous souhaiterions). Pourtant, il ne faudrait pas déduire de ces remarques que la
conflictualité professionnelle a disparu. Elle est devenue moins visible, et c’est la remarque suivante.
Deuxième constat : ce n’est pas parce que la conflictualité visible prend la forme de grève manifestantes démonstratives (l’historienne Danièle Tartakowsky a aussi beaucoup étudié la valeur démonstrative et politique des manifestations) et que la conflictualité en « journées perdues pour fait de grève » (données empiriques utilisées traditionnellement par le Ministère du travail) s’est tarie depuis des années, qu’il n’existe pas de nouvelles formes de conflictualités souterraines, internes aux entreprises, et fort peu commentées car elles n’intéressent pas les médias. Celles-ci prennent la forme de petites actions, de débrayages, de pétitions, de grèves du zèle, d’actes de résistance, de délégations collectives, de liens sur réseaux sociaux, mais aussi de grèves mais moins longues qu’auparavant. Tout cela a été cependant étudié par plusieurs auteurs, dont le livre collectif La lutte continue, Les conflits sociaux dans la France contemporaine (Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Baptiste Giraud, Jérôme Pélisse, collection savoir/agir, éditions du Croquant, 2008). Il suffit de citer quelques passages de la conclusion pour comprendre ce qui se joue dans cette nouvelle conflictualité : « Si les grands grèves constituent pour Gramsci une guerre de mouvement, les autres formes de conflits du travail, souterraines, moins visibles, plus ponctuelles relèvent bien de cette guerre de position qui permet à une société civile plus ou moins organisée de résister face à l’emprise des appareils de domination et de faire émerger, pas le bas, des aspirations politiques subversives de l’ordre social existant » (page 148, c’est moi qui souligne). On peut également citer les études de Baptiste Giraud et Etienne Pénissat sur le site Terrain de luttes (http://terrainsdeluttes.ouvaton.org/?p=5353), où l’on trouve cette annotation : « …le thème des conditions de travail est, lui, beaucoup plus souvent cité (+9 points). Entre 2008 et 2010, il constitue le 2e thème de conflit le plus souvent évoqué, après les salaires, et devant la défense de l’emploi». Il y a donc tentative de reconstituer du collectif, de fabriquer des repères débouchant sur des «aspirations subversives » dans un monde économique qui tend à les détruire.
La « subversion » par Nuit Debout
Quoi de plus subversif que Nuit Debout ? Avec l’occupation des places, on passe de la résistance souterraine (dans l’entreprise ou ailleurs) à la pleine lumière.
Là aussi, rien n’est vraiment dû au hasard : comme pour animateurs-trices des réseaux sociaux qui ont inauguré le mouvement, l’occupation de la Place de la République a été voulue et préparée en amont. Le 23 février 2016, il y a la projection de Merci Patron à la Bourse du travail de Paris et naît l’idée d’un prolongement par des associés mélangeant professionnels du journalisme critique (François Ruffin avec Fakir, ex-reporter de Là-bas si s’y suis), des économistes (Frédéric Lordon), des artistes (Jolie Môme), des associatifs (Jeudi Noir, DAL), des syndicalistes de Solidaires, de la CGT, des citoyen-nes primo-militant-es et des
ex-politiques (voir le livre Nuit Debout, Les textes, choisis et présentés par Patrick Farbiaz, Les petits matins, 2016). Comme le dit François Ruffin : « Le mouvement Nuit debout n’est pas un mouvement spontané, il a fallu l’organiser » (interview Télérama, 6 avril). Mais là aussi, on voit bien que le syndicalisme n’est pas loin, voire même qu’il est bien là. Même si ce n’est pas (pas encore ?), les structures habituelles, il y a un esprit syndical d’un type nouveau (disons mouvementiste) qui peut-être ne demanderait qu’à s’épanouir (mais c’est un débat que je reprendrai plus loin).
Bien sûr, il y a le modèle des indignés qui est dans les têtes, mais pour les initiateurs-trices, il ne s’agit sans doute pas de copier, mais d’innover. On passe donc le 31 mars de la « grève manifestante » à la grève occupante, mais sur la place publique : « on reste là », « on ne rentre pas chez nous ». Très vite se construit-là une nouvelle légitimité sur le moyen de faire société ensemble : s’écouter, se parler, se respecter, s’organiser, co-organiser la « fraternité » avec le syndicalisme « librement et humainement » (texte d’appel adopté le 23 avril pour la journée interpro du 28 suivie de l’invitation de Philippe Martinez), etc. Comme pendant la Révolution française, on change le calendrier : 31 mars, 32 mars (le livre-témoignage de Patrick Farbiaz s’arrête le 85 mars, au mois de mai, « au plus de l’affrontement avec la loi Travail », quand les raffineries sont occupées). Place de la République (« notre place ») s’élabore aussi (entre autre) le projet d’une autre République, avec un « processus constituant » (critiqué par d’autres qui veulent surtout un « processus destituant ») : « Nous demandons solennellement un référendum décisionnaire sur ce projet de loi et nous appelons à un processus de réécriture de la Constitution permettant d’instaurer une réelle démocratie en France » (texte adopté par la commission Economie politique le 11 mai). Qui aurait pu penser, après l’année noire de 2015, que des utopies de cette nature mobiliserait du monde ? Qu’on reprendrait l’idée de « cahiers de doléances et d’exigences » (avec 20 propositions adoptées le 40 mars)? Qu’on discuterait devant des centaines de personnes extrêmement attentives du « salaire à vie » opposé au « revenu social garanti », ou pour une « écologie sensible, de l’attention, libératrice », « une transition écologique sérieuse qui rompt avec le capitalisme du désastre et de la démesure » ? Et du féminisme, de l’écologie, des quartiers populaires et bien sûr de la « convergence des luttes » ?
Bien sûr, les Nuit Debout furent toutes différentes d’une ville à l’autres, surtout lorsqu’elles étaient par exemple organisées en banlieues, parfois portées et animées par les réseaux militants habituels et connus, mais qui ont souvent joué le jeu avec le plaisir et la curiosité d’explorer de nouvelles pratiques, puisque « le monde d’avant » (quand tout était « rouge ») est si éloigné des réalités contemporaines.
Bien sûr aussi, ce ne fut pas au total très massif (37 000 personnes sur le compte Twitter NuitDebout, 85 000 personnes sur l’application Périscope le premier week-end, 385 000 en audience cumulée, selon Patrick Farbiaz ). Bien moins qu’en Espagne, qu’à New York, etc. Bien sûr, les « quartiers » ne sont pas venus, ni beaucoup de salariés de l’industrie sans doute. Mais selon l’enquête sociologique effectuée à chaud ((http://reporterre.net/qui-vient-à-nuit-debout, 17 mai, par Stéphane Baciocchi, Alexandra Bidet, Pierre Blavier, Manuel
Boutet, Lucie Champenois, Carole Gayet-Viaud, Erwan Le Méner), ce n’était pas un monde de bobos, ni de jeunes intellos. Plutôt des personnes venues de l’Est de Paris, et donc pas du centre riche, 37% viennent de la banlieue proche, 16% sont même ouvriers (trois fois plus que la moyenne de Paris) et 20% sont chômeurs (le double de la moyenne nationale). La moyenne d’âge dépasse 30 ans, mais il n’y a que 1/3 de femmes. Il n’y a pas que des étudian-es mais des salarié-es de centre-ville, de nouveaux métiers, précarisé-es, pas forcément hostiles au syndicalisme (22% y ont déjà cotisé) mais plutôt hors d’atteinte du syndicalisme, ou attirés par des formes associatives diverses (réfugiés, sans-papiers, environnement, cafés associatifs…).
Ces (dizaines de milliers ?) personnes sont elles aussi en dissidence politique et sociétale, bien en connivence avec des ZAD et autres types de mobilisations non classiques ; si le terme de « génération Bataclan » (avancé par Patrick Farbiaz) est osé, elles ont sans doute résisté à l’Etat d’urgence post-attentat de novembre 2015, et elles forment sans doute très spontanément les cortèges de tête des manifestations (avant les carrés de tête plus officiels), ce qui ne signifient pas qu’elles soutiennent spontanément les théories de contre-violence à opposer à la violence d’Etat, théories portées par d’autres réseaux bien spécifiques.
Conclusion 2: ce que révèle et porte Nuit Debout, c’est que le mouvement démarré le 9 mars comporte un excédent de subversion, de critique, d’énergie, qui en quelque sorte prolonge ou dépasse l’aspect plus « traditionnel » de la manifestation avec grève. Le mouvement de dissidence politique, ou socio-politique, enclenché le 9 mars, est à la fois enraciné dans le syndical et renouvelle le syndical en organisant un salariat hors syndicat, dans une dynamique de contestation globale du « monde » libéral et de son « tout ». La CGT a analysé en son sein que, à la différence des indignados d’Espagne, dont la naissance provient de la faille d’un syndicalisme qui n’avait pas fait son travail (le constat est juste), Nuit Debout est compatible avec le combat syndical (et donc il faut le soutenir) dès lors que le syndicalisme est en tête du combat depuis le début (numériquement c’est vrai). Cette analyse préserve la fierté et l’identité du syndicalisme et celle de la CGT en particulier. Mais cela ne saurait dédouaner le syndicalisme d’une audace nécessaire pour se ressourcer dans un mouvement certes brouillon, certes quelque peu anti-appareil, mais un mouvement qui invente aussi ses propres règles, son propre formalisme, ses propres institutions (l’AG, les commissions, un langage). Le syndicalisme ne peut que s’y renforcer s’il le souhaite, même si cela nécessitera une ou plusieurs petites révolutions culturelles.