(article de regards.fr)
Qu’est-ce que le néolibéralisme et sa « rationalisation » font à la culture et aux politiques culturelles ? Dans un ouvrage concis et clair, le sociologue Michel Simonot analyse des changements qui commencent avec la contamination du langage.
Avec sa couverture dont le grain évoque un papier à dessin, son fond blanc orné d’un étonnant à-plat rose, l’ouvrage de l’écrivain, metteur en scène et sociologue Michel Simonot intrigue. C’est de ces livres dont la facture, aussi modeste que soignée, donne envie de s’en saisir, de le feuilleter. À son index se trouve une quarantaine de brefs chapitres, sorte d’inventaire à la Prévert de la novlangue culturelle : « Politique culturelle publique – Exception culturelle française » ; « Subventions – Appels d’offre » ; « Directeur – Manage(u)r » ; « Création artistique – Pratiques artistiques », etc.
Listant et analysant les transformations sémantiques à l’œuvre dans le champ culturel, La Langue retournée de la culture énonce en creux un changement de paradigme. Entre la disparition de certains termes, l’évolution d’autres, la substitution d’un mot par un autre, c’est à une absence totale de pensée des politiques de l’art et de la culture, au profit de la mise en œuvre de logiques managériales, qui s’énonce. Une contamination par le néolibéralisme qui produit, selon le mot de Michel Simonot, un « retournement de la langue » et la naturalisation d’une idéologie. Rencontre avec Michel Simonot.
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Regards. Qu’est-ce qui, en tant que sociologue et auteur dramatique, vous a amené à ce projet de livre ?
Michel Simonot. Ce livre est né d’un premier projet mené avec Diane Scott. Nous avons dû l’abandonner, mais ces questions ont continué à me suivre. Je travaille sur l’usage de la langue et des mots dans les domaines des politiques culturelles et du social depuis longtemps. Constatant que nous sommes aujourd’hui arrivés dans le champ de la culture à de tels contresens, à un tel retournement idéologique, je suis revenu à ce projet. Nous avons une histoire politique institutionnelle, et il me semblait important de rappeler d’où viennent les mots, quel est leur origine, leur sens. J’ai choisi les termes en fonction des enjeux politiques, sélectionnant ceux qui sont essentiels dans le contexte actuel.
« Il s’est produit une incorporation des mécanismes de fonctionnement institutionnels. Les artistes sont incités à anticiper les demandes, intégrant à leurs objectifs artistiques d’autres objectifs. »
Le quinquennat de François Hollande a-t-il vu l’apparition de nouveaux termes ?
Le quinquennat n’a rien fait naître, il a aggravé, exacerbé les choses. Le principal basculement sémantique se produit dans les années 1982-84 – un mouvement existe déjà avant ces dates, mais le point de changement se situe à ce moment-là. C’est l’époque de la rupture avec les communistes et également de la nomination par François Mitterrand de Laurent Fabius au poste de premier ministre pour remplacer Pierre Mauroy. Nous basculons alors vers la social-démocratie que nous connaissons aujourd’hui. Or je travaillais à cette époque au ministère de la Culture. Si je me battais déjà sur certains de ces enjeux, je n’ai pas vu arriver ce retournement idéologique et sémantique.
Quelle forme a pris ce retournement ?
Prenons, par exemple, le terme « évaluation » (que je n’ai pas intégré afin d’éviter certaines simplifications). En 1982, le ministre de la Culture Jack Lang a voulu introduire l’évaluation de la contractualisation – ce qui est normal pour un contrat public. La question de la construction entre le subventionneur et l’opérateur de cette évaluation s’est alors posée : devait-elle être concertée ou de surplomb ? Au fil des ans, des dispositifs ont été mis en place, des ratios de remplissage sont apparus et l’évaluation est devenue le contrôle du rendement. Elle a obligé les associations et structures recevant de l’argent public à rationaliser leur gestion. Cela pourrait sembler juste, sauf que cela a amené l’introduction de critères de rationalité. Ces conditions s’avèrent être des dispositifs de contrôle, elles pèsent sur les décisions elles-mêmes, en introduisant des critères de choix dans les critères de dépenses.
Ces dispositifs d’évaluation ont envahi les pratiques, mais aussi les modes de pensée ?
Aujourd’hui, l’évaluation est consubstantielle aux politiques publiques, elle est devenue implicite. Il s’est produit une incorporation des mécanismes de fonctionnement institutionnels. Ainsi, tout le monde sait désormais qu’il faut remplir les salles – et programmer des spectacles ayant en conséquence cette capacité –, ou avoir une démarche à destination de publics ciblés, etc. Ce n’est même plus la peine, pour les tutelles, de le demander, et cette injonction n’est jamais questionnée. On aboutit au fait que les artistes, notamment les jeunes, anticipent les demandes, intégrant à leurs objectifs artistiques d’autres objectifs.
« La maîtrise du temps, liée à des logiques économiques et libérales, a imprégné le champ artistique et culturel, asservissant le travail à des temps non-artistiques. »
À travers tous les glissements, parfois très subtils, que vous relevez – passage du singulier au pluriel, d’un substantif à un adjectif, etc. –, c’est un même mouvement qui serait à l’œuvre ?
Tout cela renvoie notamment à une question, qui est la question du temps. La maîtrise du temps, liée à des logiques économiques et libérales, a imprégné le champ artistique et culturel, asservissant le travail culturel et artistique à des temps non-artistiques. Qu’il s’agisse de l’action culturelle passée de la longue durée à la courte durée ; de l’émergence qui n’offre qu’un état de visibilité momentanée pour les artistes ; ou du rapport aux territoires calqué sur le découpage territorial politique, tout est désormais soumis au temps politique. Le temps est l’un des éléments centraux d’infiltration de l’imaginaire et de la pensée de l’art, mais il est aussi un moyen d’asservir les consciences et l’inconscient. Il y a désormais une culpabilité à prendre du temps et les artistes sont soit dans une urgence soit dans une échéance, toujours contraignantes. Après, il n’y a pas eu d’âge d’or non plus… Néanmoins une bascule s’est faite, il s’est produit une incorporation des logiques économiques.
Quels seraient les termes pivots de votre ouvrage ?
Pour en citer quelques-uns, il y a le premier de l’ouvrage : « État social – État providence ». Ce passage de l’un à l’autre terme n’appartient pas au champ culturel, il est à l’œuvre dans le monde néolibéral. Mais il est essentiel et à partir du moment où l’on saisit ce glissement – avec la disparition de l’idée de solidarité sociale – on comprend que tout le reste en découle. Les termes « Subvention – Financement » également, la substitution du premier terme par le second effaçant la portée sociale de la subvention et neutralisant l’idée d’une mission de service public. Également, « Temps artistique – Temps politique », le premier étant désormais asservi au second et amenant des conséquences sur les démarches artistiques. La disparition de la « démocratisation de la culture » au profit de la « démocratie culturelle » : ce changement-là est structurel, avec notamment l’élimination de l’objet « culture » au profit d’un adjectif, d’une qualité de ce qui serait culturel. « Offre – Demande » est capital, l’arrivée de ce langage va inciter à une politique de la demande, alors que dans la culture il n’y a pas de demande, il n’y a que de l’offre.
« Le terme « élitisme » est un mot napalm : non seulement il désigne en stigmatisant, mais il masque, il refuse la pensée. »
Ces conceptions imposent à la culture des attentes qui ne lui sont pas propres ?
Prenons les notions de l’ »Élitisme » et du « Vivre ensemble ». Cette dernière question de la culture pour vivre ensemble est un point sensible et renvoie au fait d’attendre des artistes de guérir la société de ses maux. La culture se retrouve à devoir prendre en charge ce que le politique échoue à mettre en œuvre. Cela sous-entend également l’idée d’une culture qui relie, vue uniquement comme un art du consensus. Cette culture qui serait un art de vivre se substitue à la question de l’art comme lieu du conflit, producteur de pensée par la confrontation qu’il permet.
Au sujet d’ »Élitisme », vous dites qu’il est employé à droite comme à gauche dans le champ politique ?
De l’extrême droite à l’extrême gauche, en passant par le centre, on l’entend partout. Ce qui est terrible, c’est que c’est un mot napalm : non seulement il désigne en stigmatisant, mais il masque, il refuse la pensée. C’est un terme dont on pense qu’il dénonce alors qu’il ne renvoie qu’à des stéréotypes, des clichés. « Les femmes seraient comme ça », « les artistes comme ceci », etc. Cela construit une pensée binaire, qui évacue la possibilité de penser les choses. Qui plus est, ce terme est réducteur et victimaire, il construit l’image de dominés victimes, mais pas en termes de classes. S’il était utilisable, valide en termes de rapports sociaux, il pourrait être producteur d’une réflexion et de luttes. Or là, la structure manichéenne à laquelle il renvoie relègue à l’impuissance.
Quel regard jetez-vous sur les programmes culturels des candidats à la présidentielle ?
Structurellement, ils se ressemblent. Attention, je ne dis pas que la droite serait pareille à la gauche, il y a des différences, les valeurs ne sont pas les mêmes, mais la structure de la pensée sur la culture est la même. Tout le monde aborde essentiellement cette question de la culture comme vivre ensemble. Lorsque la notion d’art apparaît, c’est majoritairement l’art en tant que relié à des pratiques artistiques. Après, chacun des candidats est là où l’on pourrait l’attendre : pour François Fillon comme Marine Le Pen, les préoccupations dominantes sont le patrimoine, l’identité française, la défense de la langue, etc. Pour les candidats de gauche, on retrouve l’évocation de la culture pouvant relier, notamment dans ce qui est désigné comme les quartiers difficiles. Dans l’ensemble, l’idée de la nécessité de l’art, ou d’un art partagé qui serait un bien essentiel, qui était l’idée défendue par André Malraux, a disparu… L’art est devenu aujourd’hui uniquement le lieu du rassemblement, symboliquement fédérateur et consensuel.

La Langue retournée de la culture, Michel Simonot, éd. Excès, 10 euros.