(par Laurent Eyraud-Chaume, article paru dans le mensuel Cerises)
Elle éclate enfin cette parole. Au grand jour, par flots, par vagues… un tsunami de mots. Chargée de contradictions, de toute la fatigue de ceux qui la porte, boiteuse, tordue, impolie, créative et rugueuse, la parole populaire est entrée dans l’arène.
Les gilets jaunes brisent le silence et la confusion devient colère, la colère devient revendication. Ces listes infinies de doléances étaient juste là cachées. Elles attendaient un espace pour jaillir… Rien ne dit l’issue, rien ne présage la portée ou le drame d’un retour à la case départ. On sent pourtant à chaque récit de rond-point que le pouvoir revendiqué ici n’est pas seulement un pouvoir d’achat mais un pouvoir de vivre dignement. Chaque détresse intime s’agrège en brasero, se dépasse en œuvre commune. C’est bien d’œuvre dont il s’agit, d’ouvrage au sens artisanal et culturel. La parole du quotidien devient récit du commun. Les cadeaux de noël, la sortie ciné deviennent revendications. Les mots nomment les fatigues, les horaires, les cadences… Chaque journée de rond-point amène de nouveaux mots qui parlent de solidarité, de croissants offerts, de courage et de nuits à parler.
Alors oui, certains ronds-points n’ont pas de mots, pas d’assemblée. Certains gilets jaunes s’enferrent déjà dans les pièges de l’identité de groupe, ce “nous et les autres” qui est le poison de toute lutte. On ne revient pas sur 30 ans de dépolitisation en un mois. Le libéralisme a semé dans les têtes des mensonges qui sont devenus des évidences…
On découvre un peu inquiet à quel point ces mots nous manquaient pour construire le réel. Une partie du pays semblait avoir disparue. Cette lutte, sans le vouloir, contourne divers obstacles : le piège électoral, le ronron des défilés syndicaux, le casse-tête de la mobilisation dans l’entreprise, le vertige du “porte-parolat”… Évidemment, c’est provisoire (il n’y a pas de raccourci pour changer le monde) mais ce génie de l’instant repose sur une intuition politique : toute représentation nous réduit.
Mais cette parole retrouvée ne devra pas être oubliée ou perdue. Elle devra trouver sa place dans les mots de demain, dans les films, les chansons, les spectacles. Elle devra trouver un espace dans les médias, les parlements. Elle prendra du recul, une distance mais n’abdiquera pas sa colère fondatrice. Elle porte en germe des issues car elle est déjà un espace de partage et de réflexion.
Laurent Eyraud-Chaume
Bravo Laurent tu as mis les mots justes
Dominique
Envoyé à partir de mon Windows Phone
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