Nous publions aujourd’hui la troisième, et dernière, partie des « pliures mortelles du réel. », du philosophe-militant Jean-Paul Leroux. Alors que notre fête propose de « tout changer », cette semaine, après nous avoir appelé dans un premier épisode à dépasser le débat entre « capitalisme aménageable » et « capitalisme non aménageable », puis nous avoir fait réfléchir sur la disparition de la distinction entre temps long et temps court, il appelle avec vigueur à un dépassement de nos institutions ! LEC
3. Sortir du capitalisme implique d’échapper à ses institutions politiques et idéologiques. Plaidoyer pour la création institutionnelle.
3.1. Ce n’est pas en retournant vers le passé que nous sauverons l’avenir.
Sortir du capitalisme et mettre en œuvre une politique réellement écologique demande de renoncer à nos propres convictions en ce qui concerne les institutions à créer. Si nous ne sommes pas capables de révolutionner nos idées, nous resterons toujours attaché.es à des conceptions anciennes qui ont largement leur part dans la situation catastrophique dans laquelle nous nous trouvons. Car nous sommes pris.es dans les idéologies et les théories politiques dominantes. Beaucoup d’acteurs et d’actrices politiques pensent qu’il suffit de changer à la marge les institutions, passer la république du numéro 5 à 6 pour avoir une révolution institutionnelle, c’est soit de la naïveté soit de l’hypocrisie, en aucun cas, il ne peut s’agir d’une révolution institutionnelle[1]. Le régime républicain tel qu’il a été pensé et voulu au XVIIe et au XVIIIe siècle par les penseurs politiques[2] comme substitut à la monarchie ne peut en aucun cas être révolutionné. Il faut l’abandonner et oser penser et créer tout à fait autre chose. Hannah Arendt remarquait que « les hommes, même les plus radicaux et les moins conventionnels, ressentent toujours la même peur intense face aux institutions non éprouvées, face à ce qui n’a jamais été vu, ni jamais pensé[3].» L’attachement à la République est réellement un auto-emprisonnement au sein d’institutions qui ont servi et qui ne servent à l’heure actuelle, que le grand capital. Oser rompre avec la forme républicaine des institutions serait un acte de libération de l’imagination, un acte de liberté, la voie de sortie de l’emprise idéologique du capitalisme qui s’est tellement incrustée dans nos esprits que nous projetons sur le futur des formes institutionnelles venues du passé. Revenir à un régime parlementaire style IIIe ou IVe république est un immense recul dans le temps, une position politique réactionnaire qui ne tient pas compte des aspirations qui surgissent de toutes les places publiques, américaine, égyptienne, espagnole, turque, algérienne, française, ukrainienne, de tous les ronds-points des gilets jaunes. Et puis fleurissent des organisations de base, associations, collectifs, lieux de débats citoyens, etc. qui sont comme des embryons de nouvelles institutions en attente d’une structuration plus fondamentale. Lors de la révolution hongroise de 1956, du Printemps de Prague, ces structures de bases, ces conseils, étaient partout. Ils signifient historiquement la volonté de faire prévaloir la « démocratie directe » sur la « démocratie représentative». Ainsi ce n’est pas en retournant vers le passé que nous sauverons l’avenir, c’est en inventant l’avenir à partir du « déjà-là » qui se cherche, se trouve, se perd, se retrouve, est détruit mais renaît sans cesse, vague après vague en attente de son rivage. Il nous appartient d’aider à l’accouchement de ces nouvelles institutions que nous nommerons provisoirement « première démocratie ». C’est là un des cœurs stratégiques centraux de notre travail si nous voulons vraiment échapper aux tempêtes qui viennent.
3.2 C’est en inscrivant le futur dans le présent que nous sauverons l’avenir, unifiant temps court et temps long.
Sortir du capitalisme et mettre en œuvre une politique réellement écologique demande de renoncer à nos propres convictions en ce qui concerne les moyens[4] politiques à mettre en œuvre. « Du fait qu’il est impossible de prédire valablement quelle peut être la fin d’une action humaine en tant qu’entité distincte des moyens de sa réalisation, les moyens que l’on utilise pour atteindre des objectifs politiques revêtent le plus souvent une importance plus grande pour la construction d’un monde futur que les objectifs poursuivis.[5]» Il ne suffit pas de vouloir la disparition de l’État actuel ni la disparition du système capitaliste, il faut aussi que les formes d’organisation que l’on se donne, préfigurent le futur. Le PC d’URSS et le PC chinois n’ont pas fait disparaître les structures traditionnelles de l’État, bien au contraire, ils ont construits des États qui reproduisent la bureaucratie des États au sens hégélien[6]. En URSS et encore plus clairement en Chine il y a eu constitution d’un groupe politique qui s’est emparé du pouvoir et à partir de là, il a été créé de nouveaux rapports de productions et l’infrastructure correspondante. C’est l’industrialisation de la Chine qui est le résultat de l’accession de la bureaucratie à la domination et non l’industrialisation qui explique la structure de l’État. L’importance de la structure organisationnelle est tellement manifeste dans l’expérience historique pour comprendre l’avènement des formes nouvelles de société qu’il est difficile de penser que les structures des partis ou des mouvements politiques actuels permettent d’édifier quoi que ce soit de nouveau. Les partis sont non seulement des institutions constitutionnelles mais en plus et surtout ils s’organisent selon des modalités antidémocratiques. Elsa Sabado écrivait dans Médiapart[7] à propos de LREM qu’il s’agit « d’un système néogaulliste, quasi militaire ». La structure de la FI n’est pas non plus démocratique, elle est organisée autour d’un leader qui propose une offre politique à laquelle on adhère ou pas. On est, par avance dans un présidentialisme, même en dehors de l’élection présidentielle. Autour du leader, il y a un groupe de militant.es coopté.es par lui, une espèce de garde rapprochée comme il en existait autour des rois. Puis on trouve ensuite en relai, le Parti de Gauche, organisation dévouée au leader et à la base existent des groupes d’action. « Groupes d’Action », le signifiant emporte le sens : les GA appliquent la ligne politique définit au plus haut niveau. Pour les élections législatives, ce fût la ligne « aucun accord à gauche », pour les municipales, c’est la « révolution citoyenne » avec des accords possibles. Ainsi va la vie de la FI. Au total, ces deux mouvements possèdent une méta-structure identique, un leader, une garde rapprochée et des « groupes » de base à l’autonomie inexistante en ce qui concerne la ligne et la stratégie à suivre. Ils sont enkystés dans les formes qui découlent des institutions de la 5ème république. En aucun cas, ils ne peuvent constituer une espérance. Enfin, ils sont attachés à la forme « républicaine » mise en place au cours des trois siècles précédents. Penser sortir de la représentation et des institutions qui en découlent est pour eux pire que de penser pouvoir se poser un jour sur le soleil. Ce serait, de leur part, un suicide politique ! Impossible de concevoir ces structures comme porteuses d’avenir.
Les défis stratégiques ne peuvent pas attendre si nous voulons être conséquents. Il faut réaliser le futur maintenant en continuant à mettre en crise les régimes représentatifs, en créant des organisations démocratiques, en luttant pour l’égalité dans la liberté et la création d’une première démocratie.
Des grecs nous avons reçus la liberté et l’égalité, des Lumières, l’universalité de celles-ci, notre devoir est de les inscrire au sein d’un temps où n’existera plus de différence entre temps courts et temps longs, distinction qui, simplement, signifie la non réalisation de ces valeurs, ce qui mettrait l’humanité en danger.
Jean-Paul Leroux
26 juillet et septembre 2019
[1] . « Il y a cependant dans certains milieux se voulant à gauche l’illusion d’un retour de l’ « État social » et d’une rénovation de la démocratie de représentation. C’est ignorer ce qu’est cette démocratie, ce qu’est cet appareil d’État et même tout appareil d’État. La démocratie représentative est un régime conçu et peaufiné par la bourgeoisie pour établir et maintenir sa domination. La classe ouvrière y trouva certes des conditions d’une représentation et d’une organisation politique, mais sans jamais avoir la possibilité de transformer sa majorité sociale en majorité politique. » Collectif Lucien Collonges, Autogestion, hier, aujourd’hui, demain, ouvrage collectif, ed. Syllepse, Paris 2010, p. 30.
[2] . Nous pensons bien sûr, aux grands théoriciens qu’ont été Hobbes, Hume, Rousseau, Jefferson, Madison, Hamilton, Sieyès, etc.. Ils ont su tirer les leçons des mouvements populaires et révolutionnaires de l’Angleterre et de la montée de la bourgeoisie pour établir, en particulier Madison et ses amis, un régime républicain qui « mime » la monarchie anglaise en passant d’une aristocratie héréditaire à une aristocratie élue grâce au système représentatif. Ils ont pensé et contribué à mettre en place la représentation qui est, au niveau institutionnel, la base de la domination bourgeoise et donc assure la suprématie des capitalistes au niveau politique. Madison savait, lui, faire la différence entre république et démocratie, il suffit de lire le chapitre X des Federalist papers : la république c’est la représentation et la démocratie non, elle est ce qui se nomme aujourd’hui « démocratie directe », expression répétitive de deux synonymes. Le concept de « démocratie représentative » est l’invention de Pierre Antoine Antonelle, Maire d’Arles et député à l’Assemblée législative de 1792. Ce concept a eu le succès que l’on sait mais c’est un oxymore, et sur cet oxymore roule la vie politique des pays républicains et des monarchies constitutionnelles. L’imaginaire bourgeois se moque de la rationalité du moment qu’elle permet aux classes dominantes le maintient de leur suprématie.
[3] . Hannah Arendt, De la révolution, Folio, Paris, 2012, p. 395. La traduction est la mienne ! Pour avoir le texte anglais cf, On revolution, Compass book, New York, 1963, p. 262. Elle concluait ainsi un passage sur le rôle de Lénine et du Parti Bolchevik dans l’élimination de toute opposition au sein des soviets ce qui a arrêté la créativité institutionnelle de ceux-ci. Les militants bolcheviques se conduisirent alors « véritablement en membre de partis politiques ordinaires » en retournant à des schémas éprouvés d’institutions partisanes.
[4] . La stratégie consiste à adapter les moyens à un but. Nous avons maintenant le but, les moyens y sont-ils adaptés ?
[5] . Hannah Arendt, Du mensonge à la violence, Pocket, Calmann-Levy, Paris, 2008, p.106.
[6] . Hegel pense l’État comme le grand régulateur du système capitaliste. Son essence est, pour lui, celle d’une monarchie constitutionnelle, nous dirions une oligarchie représentative, qui a pour finalité la gestion de l’économie. Sur la nature de l’État hégélien, la référence demeure les conférences qu’Eric Weil a données sous le titre Hegel et l’État, Editions Vrin, Paris, 1966. Nous nous en tenons à cette seule caractérisation qui est certes insuffisante au regard des analyses de nombreux auteurs, car le passage par des formes inédites de pouvoir (totalitarisme, bureaucratie d’État, État ouvrier dégénéré, etc.) aboutit à des formes différentes d’état en URSS, en Chine, etc. alors que le régime économique est devenu capitaliste.
[7] . Elsa Sabado, LREM : « Un système néogaulliste, quasi militaire », Médiapart, 29 juillet 2017.