Activiste noire américaine, elle s’est renommée bell hooks, pour échapper aux noms que les esclavagistes avaient donnés à ses ancêtres. Elle est l’auteure de nombreux ouvrages. Le chapitre lumineux qu’elle consacre au problème de la violence dans « De la marge au centre, théorie féministe » écrit dans un style accessible à toutes et tous, étonne par la profondeur de sa réflexion. A partir de la question des violences faites aux femmes, elle déploie une thématique qui de l’examen des « micro violences » s’étend aux « macro violences », celles de la guerre nucléaire par exemple.
Le titre de ce chapitre déploie l’ampleur du projet : Un mouvement féministe pour mettre fin à la violence. Elle pense que la disparition de la violence ne peut être conçue que sous le point de vue de la violence faite aux femmes en tant qu’emblématique de toutes formes de violence. Dit autrement, la révolution féministe est « la mère des révolutions » car elle est constitutive de l’apparition de l’humanité. La victoire du mouvement féministe remettra cette origine sur ses pieds et cela n’est possible que si elle implique la disparition de toute violence entre nous. La perspective de bell hooks est ainsi inséparable d’un humanisme universel.
Mais la perspective inverse n’est pas moins nécessaire. Il ne pourra y avoir disparition de la violence faite aux femmes que si les autres formes de violence disparaissent également. Pour bell hooks, la violence fait système. Pour elle : « la notion philosophique occidentale de la règle hiérarchique et de l’autorité coercitive est la source première de la violence contre les femmes, de la violence des adultes contre les enfants et de toutes les violences de celleux qui dominent sur celleux qui sont dominé.es, c’est ce système de croyances qui constitue la base sur laquelle l’idéologie sexiste et autres idéologies d’oppression sociale se fondent, et elles ne peuvent être éliminées qui si cette base est détruite. »
Elle présente ainsi la base à détruire :
« Les femmes (aux côtés des hommes) valident et perpétuent l’idée qui est acceptable qu’une personne ou un groupe dominant maintienne son pouvoir sur les dominé.es par l’usage coercitif de la force. »
1.
Voilà une thèse étonnante, que les hommes valident et perpétuent l’idée que les personnes et les groupes dominants puissent de façon « acceptable » utiliser la force pour perpétuer leur domination se comprend, mais les femmes ?
L’idéologie du patriarcat explique bien la violence faite aux femmes mais peine à expliquer l’acceptation de ce présupposé par les femmes dominées et violentées ?
bell hooks montre l’interpénétration entre violence et amour dans la société noire américaine mais l’analyse peut facilement se transposer. L’analyse sépare ce qui dans la réalité sociale et psychique est intimement mêlé. Face à un enfant récalcitrant des parents usent de la contrainte, morale ou de force, en disant « je fais seulement cela parce que je t’aime ». Les parents proposent donc une vision de l’amour associée intimement à l’usage de la force et de la violence pour maintenir leur autorité. bell hooks généralise cet apprentissage : «Une fois encore, il faut insister sur le fait que l’idée selon laquelle il est juste d’user de la violence pour maintenir une autorité est enseignée aux individu.es par l’Église, l’école et les autres institutions.
L’amour et la violence sont des notions qui sont devenues si entremêlées dans cette société que beaucoup de gens, en particulier les femmes, craignent que l’élimination de la violence ne conduise à la mort de l’amour » En termes psychanalytiques, bell hooks explique ainsi que le « sado-masochisme » est une production des institutions (Églises, école, etc..) et des relations sociales hiérarchisées et coercitives au sein du système capitaliste. Elle présente l’évolution du patriarcat au sein de ce système de la façon suivante : « Le concept du patriarche travailleur qui nourrit et protège sa famille a été transformé, dans la mesure où son travail profitait avant tout à l’État capitaliste. Non seulement les hommes n’avaient plus l’autorité complète et le contrôle total sur les femmes, mais en plus ils perdaient le contrôle de leur propre vie qui était régie par les besoins économiques du capitalisme. En tant que travailleurs, la plupart des hommes dans notre civilisation sont (comme les travailleuses) contrôlés et dominés. Mais contrairement aux travailleuses, les hommes sont quotidiennement nourri à l’auge du fantasme du pouvoir et de la suprématie masculines. En réalité, ils ont que très peu de pouvoir, et ils le savent. Pourtant, ils ne se rebellent pas contre l’ordre économique ni ne font la révolution. Le pouvoir en place les conditionne à accepter leur déshumanisation et leur exploitation dans la sphère publique du travail et à attendre de la sphère privée, celle du foyer et des relations intimes, qu’elle leur rende leur sentiment de puissance qu’ils assimilent à la masculinité. On leur enseigne qu’ils pourront régner sur leur foyer, qu’ils pourront y exercer contrôle et domination, et que c’est là la grande récompense de leur acceptation de l’ordre social et de l’exploitation (..). L’élite capitaliste masculine s’assure que la violence des hommes s’exprime dans les foyers et non dans les usines.»
La liaison entre soumission des hommes aux normes capitalistes et violences familiales montre une aggravation de la domination patriarcale lorsqu’elle se combine avec l’exploitation capitaliste. Mais il y a plus. L’exutoire qu’est la violence intra familiale permet aux hommes d’évacuer la douleur de leur domination économique et aliénation dans le travail, « la douleur est lâchée et projetée sur la femme. Quand sa souffrance s’atténue, il ressent du soulagement, et même du plaisir. » Et avec le plaisir bell hooks achève de mettre en place le schéma sadique qui est la conséquence de l’exploitation capitaliste faisant irruption au sein de la domination patriarcale.
2.
Le psychisme prit dans dans les contradictions systémiques souffre, incapable d’avoir une analyse en terme de lutte de classes, il évacue la douleur par la violence. La domination millénaire des hommes sur les femmes, l’esclavage dû à la colonisation et au système impérialiste s’interpénètrent et constituent pour bell hooks un seul système au sein duquel les hommes comme les femmes sont la proie de contradictions et de représentations construites socialement et qu’il faut dépasser si l’on veut résister et vaincre la violence. Ainsi pour elle, l’idée que les femmes sont des ennemies naturelles de la guerre « parce qu’elles sont porteuses effectives ou potentielles d’enfants et qu’elles assument davantage un message de vie et de création » est contestable. Elle sous entend qu’il existe une nature féminine qui échappe aux constructions sociales, que les femmes sont donc des produits de la « nature » et qu’en tant que telles, elles ne sont pas des êtres politiques, c’est-à-dire libres et responsables comme les hommes. Pour bell hooks, « les femmes (même celles qui portent, ou on porté des enfants) ne sont pas intrinsèquement non-violente, ni porteuses d’un message de vie. Beaucoup de femmes qui sont mères ont appris à leurs garçons à voir la bagarre et les autres formes d’agressions violentes comme des modes de communication valables. » Il en résulte que les femmes qui choisissent de condamner la violence et la domination, et leur expression ultime, la guerre, « sont des êtres politiques qui pensent, qui font des choix réfléchis et qui prennent des décisions politiques. Si les femmes qui se battent contre le militarisme continuent à suggérer, explicitement ou implicitement, que les femmes sont de manière inhérente prédisposées à s’opposer à la guerre, elles risquent de renforcer le déterminisme biologique même qui constitue le fondement philosophiques des principes de la suprématie masculine.(..) Tant que les femmes ne changent pas leurs valeurs, il faut considérer qu’elles s’accrochent, tout autant que leurs homologues masculins, à une vision des relations humaines qui accepte et valide la domination sociale sous toutes ses nombreuses formes. »
Elle poursuit ainsi : « C’est l’impérialisme, et non le patriarcat, qui est le fondement de base du militarisme moderne (bien que cela serve les intérêts de l’impérialisme de lier la notion de masculinité à la volonté de soumettre les nations et les peuples).Dans le monde, de nombreuses sociétés qui sont dirigées par des hommes ne sont pas impérialistes et de nombreuses femmes aux États-Unis ont pris la décision politique de soutenir l’impérialisme et le militarisme.(..) Au début du XXe siècle, de nombreuses femmes blanches qui étaient de ferventes défenseuses de la libération des femmes étaient pro-impérialistes. »
Pour bell hooks ce sont les hommes et les femmes qui ont fait des États-Unis un pays célébrant la culture de la violence, leur devoir est de travailler ensemble à transformer cette culture.
3.
Et pour cela, il faut lutter et éliminer la base de la croyance en la valeur de la violence, soit s’attaquer à l’axiome implicite accepté par toutes et tous : « « Les femmes (aux côtés des hommes) valident et perpétuent l’idée qui est acceptable qu’une personne ou un groupe dominant maintienne son pouvoir sur les dominé.es par l’usage coercitif de la force. » Il devient inacceptable de justifier quelques formes de violence que ce soit, et ainsi nous n’avons plus à penser l’État comme devant avoir le monopole de la violence légitime. Il n’existe pas de violence légitime : pas plus, celle que les hommes font subir aux femmes, que celle des policiers contre les citoyens, que celle d’un État contre un autre, etc.. Laissons lui la conclusion :
« Le combat féministe pour mettre un terme aux violences masculines faites aux femmes doit se développer en un mouvement visant à éliminer toutes formes de violence. S’il se généralisait, un tel mouvement aurait le potentiel de radicaliser les esprits et d’accentuer la prise de conscience en la nécessité de mettre fin à la violence des hommes sur les femmes, dans un cadre au sein duquel nous travaillerions à éliminer l’idée que les structures hiérarchiques doivent être à la base des interactions humaines. » La visée de relations humaines de sororité et de fraternité implique cette délégitimation de la violence. « La Révolution féministe est bien ce dont nous avons besoin si nous voulons vivre dans un monde sans sexisme, où la paix, la liberté et la justice prévalent, où il n’y aura pas de domination. Si nous suivons le chemin féministe, c’est là qu’il nous mènera. »
Jean-Paul Leroux
25 juin 2020
Excellente analyse, mer ci
JP