[migration] Frontières… et après

Nous nous sommes demandées ce qu’est une frontière pour ces jeunes que nous appelons des « MNA » et qui vivent auprès de nous depuis plus de 3 ans. 

Quels mots pouvons-nous mettre sur leur passage vers nous, parmi nous ? Ce mot, frontière, ils ne l’emploient que très rarement. Ils ne passent pas la frontière, « ils bougent ». Michel Agier (auquel nous empruntons quelques mots) les appelle « des hommes frontières ». 

Ils sont « sortis » (de chez eux). Ils sont passés d’un pays à l’autre, d’un obstacle à l’autre, pour « aller devant ». Beaucoup de frontières…et chaque fois, miraculeusement, ils étaient encore vivants.  

Nos amis briançonnais se penchent sur notre frontière, celle qui, de chez nous, leur barre le chemin. Ils s’y impliquent, s’épuisent, accueillent, soulagent, sauvent .  

Ceux qui sont passés continuent leur route.  

Et si la frontière continue à tous nous désespérer, frontière objective à nos valeurs, à notre humanité, imposée par des forces d’un ordre qui fait violence, pour eux « les entrants », celle-là ne fait plus problème.  

Ces jeunes gens sont « rentrés » vers chez nous, à Gap.  

Nous leur demandons : 

– C’était dur à la frontière ?  

Ils comprennent que c’est de la nôtre que nous parlons. 

– Oui, pour rentrer là, c’était dur un peu, un peu. 

La frontière, pour eux, s’est transportée au Conseil départemental impitoyable : ils ne sont pas mineurs. De celle-là, on en parle moins : elle est très peu remise en cause. Elle gagne tout le temps contre les MNA, sans que personne s’en aperçoive.. 

Pourtant ce jour là ces jeunes sont rentrés dans un mur. « Un coup sur ma tête, une pierre m’est tombé dans le corps » 

Des frontières pires que la notre, ils en ont connu beaucoup depuis le début de leur périple, ils ont même parfois erré à la limite de leur propre vie, leur peau comme ultime rempart. Mais il y avait toujours un autre « devant ».  

Là, brutalement stoppé dans leur élan, ils sont d’autant plus vulnérables. Ils nous demandent de les accompagner dans des combats juridiques auxquels ils ne comprennent rien. Ils refusent d’entendre que nous pouvons les perdre. Nos limites sont aussi une frontière.  

Au jour le jour, ils se heurtent à de nouveaux obstacles. 

– Celui de la langue : le son, l’accent, les mots à double sens… 

– La façon dont le temps s’organise, si différent de chez eux et surtout tellement plus calme que celui du voyage, haché, violent, un temps interrompu pour certains de leurs compagnons. Ils nous disent « ils sont restés en Libye, dans la mer ». Mais le temps d’ici ne repose pas : il faut être à l’heure. 

Aller à l’école, avoir « un patron », obtenir une carte de séjour, « gagner sa vie » : c’est toujours trop long pour réaliser leurs projets 

Le temps qu’il fait aussi, la qualité de l’air : goûter jusqu’au fond de ses os le froid de ce pays où l’on s’est arrêté alors que l’on n’a pas de chaussures, d’anorak : le bonnet ça va mais les gants , à quoi ça sert ? 

– La nourriture, les odeurs, les saveurs : si fades… 

– Difficulté avec son identité : elle n’est plus définie par une place dans un ordre social. Le patronyme s’orthographie (difficile quand on ne sait pas écrire), l’âge est incertain…on ne le connaît pas, on a triché un peu… 

Les représentations différentes de tout ce qui concerne le corps 

Comment se présenter, s’habiller, regarder l’autre, dire l’angoisse du corps qui se manifeste, qui pourrait lâcher. Par exemple cette peau blessée, desséchée par le voyage, qui aspire à être trop lavée maintenant, de quoi veut-elle se délester? Elle craque, démange, desquame, la peau ne ment pas mais comment la raconter quand, même ces mots-là, en français, font défaut.  

Quand on parle de ces jeunes migrants, sauver sa peau, faire peau neuve, sont des expressions qui veulent dire quelque chose. 

« Quels obstacles rencontrez-vous dans votre accompagnement social des MNA ? » nous a t-on demandé récemment dans un très sérieux formulaire à remplir. Peut-on vraiment répondre en quelques lignes ? 

Dire simplement que c’est dans la frontière mouvante mais omniprésente où ils sont maintenus, que nous essayons d’avancer avec eux ? 

Mais dire aussi notre solitude chemin faisant (notre chemin avec eux). Une solitude qui est d’ordre politique : aucun soutien des édiles, des représentants de l’État, l’évitement est de mise ; d’ordre médiatique : comment faire connaître ce qui se passe après la frontière ? Le quotidien des MNA et des accueillant.es n’est pas très passionnant ; d’ordre éthique enfin : comment prendre les décisions, comment dénoncer les manquements, comment mettre en place un accueil qui ne ligote pas les accueilli.es et les accueillant.es. 

Et dire nos difficultés à définir une autre frontière, la nôtre, celle qui limite nos investissements au quotidien. 

Il est difficile de comprendre vraiment la situation des MNA et des jeunes adultes : on a encore emprunté des mots à Michel Agier 

Notre compassion leur est acquise : ces jeunes ont vécu des choses tellement difficiles ! On a envie de les doudouner (coucouner ?). D’ailleurs ils nous appellent « maman »…Or ils se vivent aussi comme des aventuriers ou des survivants et voient bien que nous avons du mal à imaginer vraiment comment ils ont survécu. Alors que nous croyons les protéger, ce sont eux qui nous protègent. 

Nous pensons qu’ils ont besoin de trouver leur chemin dans un dédale de papiers, de règles, et même de rues. Or certains d’entre eux sont plus connectés que nous et ont développé des systèmes de survie et de communication incroyables. Comment ont-ils l’adresse du Secours Catholique de Gap en partant de la gare de Lyon à Paris ? Comment appellent-ils sur les téléphones des maraudeurs quand ils sont perdus dans la montagne ?  

Nous voudrions les aider à se poser vraiment pour panser leurs blessures. Mais le veulent-ils vraiment ? 

Ils ont expérimenté les règles des squats, des prisons libyennes, de la plage d’embarquement et des zodiacs, des campos en Italie. Chaque fois ils ont du décrypter ce qu’on attendait d’eux et s’adapter dans ces lieux : ils ont déployé des trésors d’imagination.  Quand nous les voyons parfois sombrer alors que leur situation semble s’éclaircir, nous apprenons que c’est souvent l’épreuve à venir qui les tenait, que devoir encore franchir une frontière est le contraire de la résignation, que la survivance est aussi un mode de vie dont il est difficile de se soustraire. L’arrêt est insupportable !  

Quand la maîtrise de la langue leur permet d’exprimer leurs impatiences, c’est impressionnant d’entendre tout ce qu’ils avaient retenu. L’émotion, la colère précipitent le débit…jusqu’au bégaiement …  

Parfois, ils repartent devant : Ils s’enferment sur place ou ailleurs dans la clandestinité ou parfois dans leurs pathologies mentales. Ils deviennent des « irréguliers ». Et souvent nous nous sentons coupables. 

Ils peuvent avoir des papiers ou pas, jouer au foot, apprendre, dessiner, manger, grogner, comme des ados…Ils restent une catégorie à part pour l’administration française, ni mineur, ni majeur, un poids qui s’évalue en euro et qu’on se passe comme une patate chaude. Pour nous les adultes qui les accueillons, c’est terriblement angoissant ! Alors imaginez pour eux. 

Tout reste fragile. 

Ni la commune de Gap, ni le Conseil Départemental, ni le juge pour enfant, ni les préfètes, n’ont la moindre velléité de compassion ou de propositions de moyens pour améliorer l’accueil de ces jeunes. On assiste à des réunions surréalistes, on reçoit des lettres creuses… Alors on les contraint par des recours juridiques et on gagne…parfois ! Les institutionnels répètent en boucle : « ça va s’arrêter … Ils disparaissent » 

Nous, nous voulons juste être des humains sur leur trajet, partager un moment de leur vie de migrant.es et pour citer encore Michel Agier « croiser nos vies, nos regards, nos projets pour créer des moments qui nous soient communs. Même s’ils ne sont parfois ni paisibles, ni faciles… »

Françoise Martin-Colas et Cécile Leroux.

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